30 juillet 1922 – Inauguration du Monument de la Haute Chevauchée : le discours de Poincaré

Inauguration du monument de la Haute Chevauchée le 30 juillet 1922 : le discours de Poincaré

 

Le discours de Poincaré à la Haute-Chevauchée le 31 juillet 1922

« Au mois de septembre 1792, le plus grand écrivain de l’Allemagne, celui qui fut le moins étranger à la culture méditerranéenne et le plus affranchi des vieux préjugés de sa race, Goethe, traversait l’Argonne avec le régiment de Weimar. Il était entré à Verdun et avait campé à Jardin-Fontaine pendant que le roi de Prisse établissait son quartier général à Glorieux et que le duc de Brunswick s’installait à Regrets. Il logeait chez l’habitant et son hôte avait dit, d’un ton narquois, à son domestique : « Tu n’iras pas jusqu’à Paris.

Quelques jours après, les troupes austro-allemandes forçaient le défilé de la Croix-au-Bois, poussaient au-delà de l’Argonne et menaçaient l’armée de Dumouriez sur ses derrières. Goethe lui-même descendait la vallée de l’Aire jusqu’au château de Grandpré et, dans les notes qu’il prenait pour écrire sa « Campagne de France » il décrivait avec complaisance les collines qu’il franchissait et les vignes qu’il côtoyait. « Tout le monde, disait-il, était joyeux, animé, confiant, héroïque ». Et lui-même s’exhalait : « On aurait aimé un van der Meulen pour immortaliser notre marche ». Le 20 septembre il assistait à la bataille de Valmy et voyait s’effondrer au pied du moulin qu’occupait Kellermann les espérances des envahisseurs. Le soir, comme ses compagnons d’armes échangeaient auprès de lui des propos mélancoliques, il leur déclarait, sur un ton de prophète : « Voyez-vous, mes amis, de ce lieu et de ce jour date une nouvelle époque de l’histoire du monde, et vous pourrez dire : J’y étais. ».

L’Histoire se perpétue

« Nouvelle époque, oui, sans doute. Comme la vie, l’histoire se renouvelle sans cesse, mais, comme la vie aussi, elle se répète toujours, et ceci ne contredit pas cela ; car il y a dans tout ce qui évolue un reste de passé et un commencement d’avenir.

Pourquoi faut-il malheureusement, que, dans cette contrée de l’Argonne, l’invasion de 1792 se soit, depuis lors, si souvent reproduite ? Pourquoi faut-il que, par la faute de l’Allemagne, la transformation qu’annonçait Gœthe à l’humanité ne se soit pas encore accomplie ? Depuis Valmy, cent trente ans ont passé. Cent trente fois, les forêts de l’Argonne se sont couvertes de feuillages et cent trente fois dépouillées, et de même que presque rien n’a changé, malgré l’horreur des guerres, dans le paysage qu’admirait Goethe, de même que nous revoyons encore autour de nous, après tant de bombardements, les fourrés épais, les fraîches clairières, les fontaines aux noms charmants, nous  et toujours opposés, le violent esprit de l’Allemagne et le doux esprit de la France, retrouvons aussi, à peu près immuables.

C’est encore Goethe lui-même qui souligne  involontairement cette opposition. Après la défaite, son armée bat en retraite et le voilà logé à Sivry. Il ne peut se défendre d’y remarquer le caractère pastoral et homérique de nos maisons champêtres, la bonne tenue du foyer domestique, la dignité de la vie familiale ; et pourtant, lorsqu’il s’était avancé dans l’Argonne et avait exprimé le vœu qu’un grand peintre célébrât le succès des forces allemandes, il avait ajouté, sans surprise et sans émotion : «Quelques villages brûlaient, il est vrai devant nous : mais la fumée ne fait pas mal non plus dans un tableau militaire. ». Et déjà Gœthe donnait, pour justifier ces incendies de communes lorraines ou champenoises, la mensongère explication que nous avons si souvent entendue en 1914, celle qu’on a tentée à Rouvres comme à Louvain: « Les habitants avaient, disait-on tiré des fenêtres sur l’avant-garde, qui, usant du droit de la guerre, s’était elle-même immédiatement vengée. ».

Le discours de Poincaré

Le génie de la France et le démon germanique

C’est donc en vain que Goethe a parlé d’une ère nouvelle. En 1814, en 1870, en 1914, notre pays a connu les mêmes invasions qu’en 1792 ; il a été occupé pendant trois ans après 1815, pendant trois ans après 1870, pendant plus de quatre ans dans la dernière guerre, et cette dernière guerre a été faite contre nous avec les mêmes procèdes que les anciennes, et avec les mêmes, procédés perfectionnés, raffinés, rendus plus dangereux et plus meurtriers par l’alliance de la science et de la barbarie. Dans cette nouvelle rencontre du génie français et du vieux démon germanique,  l’Argonne a joué, une fois de plus, le rôle  capital qui lui a été dévolu par les siècles. « Ce seront mes Thermopyles, avait dit Dumouriez, mais je n’y serai pas tué » De 1914 à 1918, la barrière d’Argonne, un  instant franchie par les Allemands, s’est bientôt refermée devant eux, et tous les efforts qu’ils ont faits pour l’ébranler sont restés impuissants. Mais cent cinquante mille Français sont tombés sur cette terre ensanglantée en cherchant à contenir la continuelle poussée de l’ennemi.

Le comité commémoratif de l’Argonne, que préside avec tant de dévouement et d’activité Mme la comtesse Jean de Martimprey, a voulu qu’un monument fût élevé à la Haute Chevauchée pour perpétuer le glorieux souvenir de ces braves

Je remercie le comité d’avoir associé à cette pieuse pensée la représentation meusienne et le gouvernement lui-même ;

De la mer du Nord à la Suisse, et de plus, hélas ! Dans toutes les communes de France, sont tous les jours, célébrées, en l’honneur de nos morts, des cérémonies  aussi émouvantes que celle d’aujourd’hui, et les soldats de l’Argonne ne revendiquent pas dans la gratitude nationale une place privilégiée. Mais le poste qu’ils ont occupé et qu’ils ont victorieusement détendu empruntait à sa situation géographique et aux enseignements de l’histoire une importance particulière dont ils ont eu  clairement conscience et qui n’a cessé de stimuler leur courage.

Dans les longues années de la guerre, combien de fois ne suis-je pas venu visiter  notre Argonne et de quels prodiges d’endurance et d’énergie, n’ai-je pas été le spectateur émerveillé ! Dans les premiers jours de septembre 1914, au moment de la  grande retraite de nos armées, toute cette  région avait dû être abandonnée à l’ennemi. Les Allemands avaient péniblement passé la Meuse, après une belle résistance de nos troupes, et ils s’étaient avancés sur la rive gauche. Notre 6ème corps, quittant Montfaucon, avait dû se replier sur Brabant-en-Argonne ; notre 5ème corps s’était  éloigné de Varennes bombardée et se dirigeait vers Triaucourt. Le 4 septembre, les Wurtembergeois occupaient Clermont, qu’ils incendiaient le lendemain, au moment même où le général Joffre adressait  aux armées françaises l’ordre immortel qui a marqué la reprise de notre offensive.

Pendant la bataille de la Marne, notre 3ème Armée, écrasée par le nombre, avait d’abord fléchi et ce n’est  qu’après une Iongue suite de durs combats qu’elle avait pu se mettre, le 13 septembre, à la poursuite de l’ennemi ; elle était rentrée le 13 à Varennes, mais n’avait pu gravir les  hauteurs de Montfaucon et s’était brusquement arrêtée. Les Allemands s’étaient aussitôt fortifiés sur un front qui traversait de l’est à l’ouest la forêt de l’Argonne et qui leur servit, quelques jours après, de ligne de départ pour des attaques nouvelles. Le 23, ils enlevaient Varennes, décoré par les flammes, et progressaient jusqu’à l’orée du bois de Cheppy. Vingt-quatre heures plus tard, ils pénétraient dans Boureuilles et contraignaient nos troupes à évacuer cette position de Vauquois, depuis lors si chèrement disputée.

Une lutte de tous les instants

Pendant quelques semaines encore de sanglantes opérations avaient été engagées de part et d’autre, avec des chances diverses, dans toute l’Argonne, et peu à peu, après des oscillations de plus en plus faibles les deux armées s’étaient stabilisées.

L’interminable guerre de tranchées commençait. Mais ici, sur les collines boisées, dans les taillis des ravins, dans l’humidité des vallées, elle fut particulièrement opiniâtre et acharnée. La voie ferrée de Verdun à Châlons était naturellement pour l’armée du kronprinz impérial une perpétuelle tentation.

Si l’ennemi avait pu remonter la vallée de l’Aire par l’Argonne et la descendre d’autre part, en débouchant de Saint-Mihiel par Chauvoncourt et Pierrefitte, son rêve était réalisé : Verdun était tourné et condamné à capituler.

Un sol sur lequel coulèrent des flots de sang français

Aussi bien dans l’Argonne marnaise  comme dans l’Argonne meusienne, ce sont désormais, et pour longtemps, des luttes journalières. Obus, bombes, torpilles, grenades, balles de fusils et de mitrailleuses, sèment la mort parmi les hommes, hachent les fourrés, ravagent les futaies. Bois de la Gruerie, la Fille-Morte, Bolante, Fontaine-aux-Charmes, Courtes-Chausses, Taille-la-Ramée, la Harazée, la Haute-Chevauchée, cote 263, cote 285, cote 295, que de noms de lieux devenus illustres à force d’être répétés dans l’obsédante monotonie des communiqués ! Chaque jour, des flots de sang français inondaient ce sol dévasté ; chaque jour s’accomplissaient, dans ces combats obstinés, des exploits magnifiques et inconnus.

Pendant l’été de 1915, les Allemands renouvelèrent, avec des forces accrues, leurs tentatives de percée et se jetèrent par le bois de la Gruerie sur notre 32ème corps qu’ils refoulèrent dans la vallée de la Biesme ; ils enlevèrent, presque en même temps, à notre 5ème corps, la plus grande partie de ses organisations défensives de Boureuilles au Four-de-Paris, et jusqu’au 14 juillet l’Argonne se trouva, une fois encore, menacée d’invasion totale.

Même, lorsque s’engagea, à la fin de septembre, l’offensive de Champagne, une violente attaque nous chassa momentanément des positions que nous avions gardées sur les pentes sud de la Fille-Morte, et il nous fallut reprendre, dans un formidable effort de redressement, le terrain perdu.

Alors, derechef, le front s’immobilisa mais le silence et le repos ne rentrèrent point dans les forêts de l’Argonne. Bolante, la cote 285, la Haute-Chevauchée, la Fille Morte, ne disparurent pas des comptes-rendus quotidiens. La guerre de sape et de mines battait son plein. La mort cheminait sous terre. De subites explosions faisaient sauter des tranchées, projetaient des nuées de poudre et des débris de pierre, creusaient d’immenses entonnoirs, dont les combattants s’arrachaient, au prix de leur vie, les lèvres lacérées et noircies.

Et il en fut ainsi Jusqu’au jour de septembre 1918, où l’armée américaine, prenant sa part de l’immense offensive qu’avait organisée le maréchal Foch, vint donner la main au général Gouraud, et contribuer ardemment à la libération de l’Argonne

A l’heure où l’Allemagne conteste sa défaite  

Caricature de Poincaré prononçant son discours à la Haute Chevauchée - L'Humanité du 1er août 1922

Caricature de Poincaré prononçant son discours à la Haute Chevauchée – L’Humanité du 1er août 1922

Quelques semaines après, l’ennemi sollicitait l’armistice et se rendait à discrétion. A l’heure où, pressé partout par les troupes alliées, il a demandé grâce, qui aurait pu supposer, messieurs, qu’avant trois ou quatre années il contesterait sa défaite, renierait ses promesses et défierait les vainqueurs ? Serait-ce donc pour préparer d’aussi honteuses palinodies que tant de jeunes Français sont tombés sous les arbres mutilés de l’Argonne ? Ce monument, que la piété de la France a élevé à la mémoire des vainqueurs, consacrera-t-il la patienté et systématique revanche des vaincus ?

Nul ne le tolérerait, parmi ceux dont les touchantes libéralités ont permis de l’élever ; et quant à ceux qu’il glorifie, ce serait trahir leurs volontés suprêmes que de désavouer leur œuvre ou de la laisser inachevée.

Sur ce sol où la France a perdu tant de milliers de ses plus nobles enfants et où nous ne pouvons aujourd’hui poser le pied sans éveiller tant de tristes et glorieux souvenirs, arrêtons-nous donc, messieurs, pour nous recueillir et pour méditer ; regardons autour de nous les lamentables traces de la guerre ; revoyons ces malheureux villages, dont Gœthe se plaisait jadis à contempler les incendies et qui ont été, ces années dernières, détruits de fond en comble ; songeons à tant de deuils, à tant de ruines, à tant de misères, et nous n’aurons pas grand ‘peine à discerner notre devoir. L’Allemagne responsable de la guerre doit réparer le mal qu’elle a fait. De gré ou de force, elle le réparera. »

Sources : Le Radical – 31/07/1922

 

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