LETTRES DE SOEUR GABRIELLE : Lettres des 2 et 12 mars 1916 à la Supérieure Générale
Lettres de Soeur Gabrielle
Deux lettres de Soeur Gabrielle relatant les bombardements de Clermont-en-Argonne début mars 1916. Ces bombardements visaient la gare et la voie ferrée reliant Chalons à Verdun.
Lettre de la Sœur ROSNET à la Mère MAURICE,
Supérieure générale.
Le 2 mars 1916.
Ma très Honorée Mère,
La grâce de Notre-Seigneur soit avec nous pour jamais !
Avez-vous reçu ma carte où je vous-disais : « Priez pour nous. » En vous l’écrivant nous pressentions le danger. Ce danger s’est manifesté hier par quelques obus tirés sur la gare. Clermont est le centre du ravitaillement pour tout le secteur, l’ennemi le sait et voulant empêcher les munitions d’arriver à Verdun, il cherche à couper la voie un peu sur tout le parcours.
II n’y a plus rien à bombarder ici, ce n’est donc pas, d’après l’avis des chefs, la ville qu’ils visent, mais bien la voie ferrée.
La voie ferrée coupée, nos blessés ne pourraient plus être évacués, ni sur Châlons ni sur Bar-le-Duc. De la, nécessité de les envoyer plus loin avec l’ambulance.
Ils sont partis tous cette nuit en autos sanitaires pour Froidos, tout près du P. Duthoit. C’est là que nos majors vont fonctionner.
Si vous aviez vu ce départ ! Nos lits vides le matin venaient de se remplir des blessés de Verdun qui nous arrivent depuis dix jours sans interruption. On allait les opérer la nuit, lorsqu’a neuf heures du soir ordre est donné de les embarquer. Et il faut rhabiller ces pauvres membres déchiquetés, saignants, des blessés avec 41 de température. On ne nous laisse que sept morts et deux mourants. Mon cœur saigne ! !
A onze heures et demie, cette nuit, arrive le sous-préfet demandant au maire, à trois hommes de bonne volonté et aux sœurs de rester; toute la population civile doit être évacuée ce matin.
L’élément militaire reste toujours, bien entendu. Les brancardiers de l’état-major de division, qui restent également, comptent sur une chapelle, les trois quarts sont prêtres.
De sorte que, en face du désir exprimé par l’autorité civile, en face du culte à assurer pour nos militaires, l’église n’existant plus, en face aussi des victimes que peuvent faire les obus égarés hors de la gare, je crois de mon devoir de rester a mon poste.
Priez bien pour nous ; je ne sais quand je pourrai vous écrire ou plutôt vous faire parvenir une lettre. Je tacherai de trouver une occasion. En attendant, je vous assure de notre plus filial souvenir, d’une bonne part dans nos souffrances et du plus entier dévouement avec lequel j’ai l’honneur d’être.
Sœur Gabrielle ROSNET
Source : Annales de la Congrégation de la Mission – Volume 81 – 1916
Extrait d’une lettre de Sœur GABRIELLE à la Mère MAURICE,
Supérieure générale.
Le 12 mars 1916
[…] La gare bombardée empêchait l’évacuation journalière de nombreux blesses (six cents environ) qui passaient dans la maison et son annexe en douze heures ; des que l’armée ne vidait pas Clermont des éléments militaires qui s’y trouvaient, c’est que le danger qui menaçait la gare ne les visait pas encore et que le feu n’était pas aux poudres. Se ressaisir et garder son sang-froid, puis étudier la situation, c’était ce qui s’imposait.
[…] Sous la pluie, la neige, dans la boue, les hommes démolissaient le soir ce que d’autres avaient construit le matin, et ce n’est que le cinquième jour que le poste fixe de notre ambulance a été donné à Froidos. Hier, 11 mars seulement, elle a recommencé a fonctionner.
L’état-major du corps d’armée, heureux de notre attitude et du dévouement qui nous a fait rester sous le feu pour donner nos soins et un asile aux soldats que les obus pouvaient blesser, nous demande en grâce aujourd’hui de laisser une sœur a cette fin a l’hôpital et de reprendre à deux notre tâche au chevet des chers blessés dans notre même ambulance 3/5 qui nous réclame.
Je leur ai demandé quelques jours pour prendre conseil. Et ce conseil, ma Très Honorée Mère, je l’attends de vous.
Depuis deux jours, nos voisins nous laissent la paix. Pourquoi ? Je l’ignore. Du 1er mars au 10, nous avons été arrosés d’obus 105 autrichiens. Dans une seule soirée ils nous en ont envoyé quatre-vingt-cinq. Et tout ce vacarme et toute cette poudre et tous ces éclats n’ont fait de mal à personne. Ce sont les deux gares qu’ils visaient. Le 9, ils se sont acharnés après celle qui a été construite pendant la guerre. Entre les deux se trouvait la maison des brancardiers divisionnaires ; deux obus en cinq minutes la mettaient par terre. Les hommes et les neuf officiers qui s’y trouvaient n’ont rien eu, sinon l’officier gestionnaire qui a eu une égratignure à la tête, par éclat de vitre.
Ils sont arrivés chez nous couverts de terre, de plâtre, et je leur ai ouvert notre maison, où ils logent depuis dans deux salles ; nous avons établi aussi un poste de secours pour les blessés de la ville. Dimanche, six avions venant régler le tir allemand ont lancé des bombes. Une d’elles a, hélas, tué deux soldats et blessé six autres qu’on nous a amenés. Nous les avons gardés six heures, pansés, réchauffés puis évacués. Le lendemain, c’était un accident de chemin de fer qui nous valait deux blessés, un soldat les deux jambes écrasées sous un camion. Ce matin, deux employés du chemin de fer blessés dans un tamponnement.
Mais tous ces chers petits sont évacués dans la journée. Deux autres salles servent pour passer la visite des malades des cantonnements.
Les éclats d’obus volaient un peu partout et nous ont cassé quelques tuiles, mais… c’est tout.
Le ravitaillement a pu continuer sans jamais s’arrêter et sous les obus, les centaines de camions et les milliers de soldats les chargeant n’ont rien eu.
Que la Providence est bonne! Il aurait fallu aller bien plus loin pour chercher les munitions pour Verdun et cela pressait fort, tant la lutte est acharnée. Si vous entendiez ces roulements ininterrompus de canon, le jour, la nuit. Dans notre secteur, qui touche de très près le champ de bataille, l’ennemi fait rage aussi, et tous ces bruits formidables mêlés, croisés, joints a ceux qui nous visent directement donnent une impression indéfinissable de l’enfer.
Enfin, pour le quart d’heure, nous sommes tranquilles.
L’armée et le service de santé me pressent. J’attends donc avec impatience votre décision.
Nous avons profité de ces quelques jours pour mettre de l’ordre partout et faire trois jours de bonne retraite. Si vous saviez quelle peine est la nôtre depuis que nous n’avons plus nos chers petits. Voir tous ces lits vides et penser qu’allant plus loin la mortalité est plus grande, fait mon tourment.
Enfin, nous allons les reprendre et, de nouveau, à présent que tout est installé, les gros blessés de Verdun vont revenir a notre ambulance 3/5.
J’ai oublié de vous dire que, depuis le début de la guerre, M. le Maire loge dans l’hôpital et occupe deux pièces a l’entrée de la maison, quartier des blessés. Il est resté.
En attendant votre chère lettre, je vous reste bien unie au pied de la croix en préparant mon âme à la Rénovation.
Je demande à tous les chers soldats qui sont morts ici, bien préparés, de m’aider à bien orner le jardin du divin époux et, ce jour-la, je les mettrai tous autour de l’hostie, comme autant de fleurs cueillies dans la souffrance, la fatigue, la privation de sommeil pour embaumer l’hôte divin.
J’ai l’honneur d’être, ma Très Honorée Mère, votre très humble et très obéissante fille.
Sœur Gabrielle ROSNET.
P. S. – J’oubliais de vous dire que nous avons, chaque matin, dix à douze messes à la chapelle et tous les soirs le salut. Ces jours passés, nous nous inclinions sous l’hostie bénissante au son de la clochette, que dominait de sa grosse voix le canon meurtrier.
Source : Annales de la Congrégation de la Mission – Volume 81 – 1916