LETTRES DE SOEUR GABRIELLE : Lettre de mars ou avril 1916 décrivant l’organisation de son ambulance nouvellement installée à Froidos

Lettres de Soeur Gabrielle

 

 

Lettre de Soeur Gabrielle décrivant l’organisation de son ambulance déplacée en mars 1916 à Froidos du fait d’une situation devenue intenable à Clermont.

 

Lettre de la Sœur ROSNET à la Mère MAURICE,

Supérieure générale.

 

… L’ennemi, qui, pendant plusieurs jours, s’était tenu tranquille, a recommencé de bombarder Clermont, et comme le quartier Communauté se trouve dans la direction du point qu’ils visent, nous avons reçu deux obus qui ont réduit douze pièces a néant. Planchers, plafonds, meubles, tout est en miettes. C’est pourtant le jour de saint Gabriel, mon patron, que les Allemands m’ont fait ce beau travail. C’est une fête carillonnée, n’est-ce pas ? J’étais auprès de nos blesses depuis le 16 et me disposais, le 18 au soir, à partir pour Clermont afin d’y passer la nuit et voir à tout. A une heure de l’après-midi, je ne pouvais chasser l’angoisse qui m’étreignait depuis le matin. Angoisse que je mettais sur le compte de la fatigue, de la préoccupation. Avisant un automobiliste revenant de conduire des blessés à Sainte-Menehould: « Est-ce qu’on tire sur Clermont ? – Oh ! Mais oui, votre maison doit être touchée, parce que j’ai vu, en passant, des poutres et des débris de croisées sur le trottoir. ». Vite, je cherche le chef, lui demande de partir par le premier convoi de blessés. II y avait du danger pour ceux que j’avais laissés là-bas, je devais m’y rendre sur-le-champ.

Une demi-heure plus tard, je descendais en face la chapelle. J’y entre, elle est intacte: merci, ô mon Dieu. Je longe par la cour le grand bâtiment neuf de l’hôpital. Intact aussi ! J’arrive dans le quartier Communauté. A ce moment, un sifflement, un éclatement… un obus vient de tomber dans le jardin. Je me mets contre le mur, entre deux croisées béantes ; les éclats volent de tous côtés, et, tandis que je les suis de l’œil, tout en cherchant moi-même à me rendre compte des dégâts qui m’entourent, je m’étonne de ne voir personne et je me dis : Y a-t-il des victimes dans les décombres ? J’appelle. Personne ne répond. On doit être à la cave. J’y vais et trouve en effet tout mon monde en bon état et au complet.

Nous attendons que ces messieurs se taisent et, aidées des brancardiers divisionnaires, nous remplissons quarante sacs de linge et vêtements pour les blessés. Plusieurs armoires sont éventrées ; il faut retirer les pièces de sous le plâtre, les pierres et les poutres, tout en prenant garde a ne pas mettre le pied dans le vide.

Après le linge, nous allons aux provisions : conserves, biscuits, etc…, puis il faut vider la cave. Les caisses se remplissent des bouteilles de vin vieux que j’avais achetées pour mes petits aux émigrés de Clermont, dont les caves n’avaient pas souffert du feu. Quatre camions autos, mis gracieusement a ma disposition par l’armée, sont remplis, et, grises de poussière et de plâtre, nous repartons pour Froidos, ne laissant a la maison qu’un vieux domestique qui me demande en grâce de rester pour veiller et cultiver le jardin.

Nous avons du, pendant cette soirée, interrompre plusieurs fois notre besogne pour laisser passer le feu des obus ennemis.

Le lendemain, je retourne dans ma pauvre maison pour demander qu’on y installe un gendarme de garde, afin d’éviter le pillage. Puis je fais barricader portes et fenêtres, ou plutôt volets existant encore.

Je fis charger les nombreux oreillers de l’hôpital dans un camion. Nos chers petits trouveront cela si doux et si reposant ?

N’oublions pas que je suis aussi fermière. Les œufs frais sont si bons pour les amputés. Pour avoir les œufs, emportons les poules et les cannes. Et munies de ficelles nous attachons les pattes de mes quarante-deux volailles. Puis nous glissons les lapins dans des caisses.

Assez pour ce soir, les obus recommencent a siffler et a tomber tout près. Demain, nous viendrons chercher le reste. Et ce reste ne se laissera pas prendre sans peine. Devinez, ma Très Honorée Mère ?… Je vous tire d’embarras. J’ai au fond du jardin un joli chalet adossé à un mur de feuillage. Pas de cave, cinq pièces au rez-de-chaussée, pas de grenier. C’est dans cette villa que logent sept beaux porcs. Je me trompe, je n’en trouve plus que six; un éclat d’obus a tué le plus gros hier soir.

La première semaine de mars, je m’étais débarrassée de mes six vaches, vendues à l’intendance et dont le prix a été versé dans la caisse de l’hôpital. Le bien des pauvres et le bien des blessés étaient ainsi sauvegardés dans la mesure du possible.

J’avais aussi, à ce moment-là, pouvant et devant m’attendre à tout, embarqué pour Bar-le-Duc dans douze malles on caisses tout le linge neuf des vieillards et beaucoup de linge de la Communauté. Je n’ai gardé pour nous que le nécessaire comme linge de corps. Quant au linge de costume, je ne sais comment nous allons faire pour le raccommoder, laver et repasser. Non seulement nous n’avons pas le temps, mais nous ne sommes pas chez nous, et nous n’avons rien sous la main.

Aussi, ma Très Honorée Mère, je vous demande ce qu’il faut faire si vous ne voulez pas que nous allions en bonnet de nuit ? Ce qui, par la pluie, serait très pratique entre parenthèses, mais pas très à l’usage.

Et comment sommes-nous à Froidos ? J’attendais cette question. Froidos est un petit village dont notre vénéré P. Duthoit a du vous parler, puisque c’est dans son cimetière qu’il venait enterrer ses bons petits braves. Une bonne vieille du pays me disait ces jours passés : « Comme il priait bien, le bon Père ; quand il disait le Je vous salue, il devait voir la Sainte Vierge… »

A Froidos, il existait depuis le début de la guerre un hôpital de contagieux occupant la maison principale et les dépendances d’une propriété bourgeoise située au milieu d’un grand parc, si je puis appeler parc une immense prairie coupée par une belle allée de platanes.

Quand notre ambulance 3/5 a quitté Clermont sous les obus, elle a erré cinq jours avant de dresser ses tentes à Froidos. Enfin, les travaux d’installation ont commencé, et cet immense parc est couvert de baraques et de tentes. Les baraques renferment trente à quarante lits, quelques-unes n’en ont que dix.

Les tentes contiennent vingt-huit à trente lits. L’une d’elles comprend : salle de stérilisation, salle d’opérations et salle de pansements. A côté, une tente où se fait le triage à mesure que les voitures amènent les blessés. Une autre où on met les blessés pansés qui peuvent partir par les autos d’évacuation.

Figurez-vous donc une allée très longue toujours sillonnée d’autos. De chaque côté, à 2 mètres environ de l’allée, les baraques très bien faites et très confortables. Neuf de quarante lits et quatre de dix lits. Derrière les baraques, six tentes de trente lits. Et on construit toujours. C’est un vrai village. On va d’une baraque à l’autre et d’une tente à l’autre sur des trottoirs en rondins. Ce sont des branches de la grosseur du poignet, 70 centimètres de long clouées aux deux bouts sur des traverses. Système très pratique pour avoir moins de boue, mais sur lequel on glisse facilement quand les chaussures ne sont pas ferrées. Enfin, c’est le village aux trottoirs glissants, s’ils ne sont pas roulants.

II nous passe en moyenne quatre à cinq cents blessés par jour. Nous en avons eu jusqu’à cinq cent quatre vingt. Tous ceux qui n’ont pas besoin d’être opérés sont pansés et évacués ; les autres sont couchés. Tout est toujours plein, bien que les opérés soient évacués très vite. Vous voyez d’ici la besogne: cinq cent quatre-vingts opérés! Il y a de quoi se dépenser et se dévouer. Que d’âmes à sauver, car il y a de si gros blessés, perdus avant d’arriver, les pauvres chers petits ! Ils sont tous braves, courageux, résignés et pleins de confiance dans le succès final de nos armées. Ils meurent comme des prédestinés, sans une plainte, sans un murmure. Nous nous multiplions pour aller partout, car nous avons ici trois ambulances fonctionnant sous une seule direction.

Le médecin-chef des contagieux, ancien officier de l’état-major que j’ai logé quatorze mois, a voulu nous loger à son tour. Il nous a donné une pièce de malades, qu’il a mis ailleurs, et nous y a fait installer quatre lits, car il sait que j’attends ma petite convalescente. Je vous en fais la description: quatre lits sans rideaux, bien entendu, entre deux une malle ou une caisse servant de table pour notre cuvette et pour poser notre cornette. C’est primitif, dites-vous… oui! Jusque-là, mais écoutez la fin de la description. Parquet ciré, armoires à glace, immense glace sur la cheminée, table à jeu en guise de table à manger, chaises antiques recouvertes de velours. Tout cela sent le poilu et le riche bourgeois dans un cadre démodé qui veut paraître neuf. « Mais de quoi vivez-vous, mes bonnes filles? ». Ma Mère, j’attendais encore la question… étant militarisées, nous mangeons comme les soldats : soupe, gamelle de légumes, et bœuf. Quand nous avons bien faim, j’ai du saucisson, du fromage que je tâche de me procurer comme je peux, des sardines encore et nous constituons un menu princier. « Jus » tous les jours, bien que le Coutumier n’en fasse pas mention. Parfois il nous prend une envie folle de rire, en constatant combien le menu du poilu est varié, mais c’est encore un assaisonnement qui nous fait trouver délicieux ce que nous partageons avec eux.

Mais voici encore le côté princier qui reparait. Nous avons une ordonnance pour nous trois. Le matin, pendant que nous sommes à la messe, il prépare le couvert et nous sert a notre retour. C’est lui qui brosse le parquet, qui nous apporte nos repas et (mettez du coton dans vos oreilles, ma Très Honorée Mère) qui, tandis que nous sommes à table la serviette sous le menton, rentre, nous montant de la cuisine soupe d’abord, puis « rata » et enfin « jus ». J’ai cherché comment nous pourrions faire autrement et n’ai pas trouvé ; le médecin-chef, d’ailleurs, m’a dit que cela simplifiait la besogne et arrangeait les « popotiers » Nous ne sommes pas chez nous ; à la guerre comme à la guerre!

M. le médecin-chef nous a d’ailleurs choisi un très bon garçon, frère dans un couvent de Franciscains au Portugal. Il y a de quoi rire pourtant quand il porte la soupière pendant que nous sommes à genoux pour l’examen, ou qu’il vient desservir pendant que nous disons les grâces.

Tous les matins, nous avons la sainte messe, et le Dieu des forts vient donner à nos âmes courage, patience, réconfort, abnégation de nous-mêmes pour mener une vie pénible, très pénible au point de vue humain, mais consolante an plus haut degré au point de vue surnaturel. Quel champ le bon Maitre nous donne pendant cette guerre! Et comme je l’en remercie à deux genoux !

Nous vivons au son du canon. Là-bas… dans le lointain, roulements sourds d’un tonnerre qui ne désarme pas ; plus près, à Malancourt, Avocourt, Esnes, départs incessants de nos pièces qui ne marchandent pas les munitions. Et pour finir la gamme, les arrivées de projectiles sur notre pauvre Clermont, Vraincourt, Dombasle, tout cela si près de nous que les vitres de nos baraques tremblent à chaque coup. Joignez à tout ce vacarme, quand le temps est clair, les bombes d’avions et vous vivrez par la pensée et a l’abri, notre vie vécue en plein air.

 

Sœur Gabrielle ROSNET.

 

Source : Annales de la Congrégation de la Mission – Volume 81 – 1916

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