LETTRES DE SOEUR GABRIELLE : Lettre du 15 octobre 1914 à la Supérieure Générale
Lettres de Soeur Gabrielle
Lettre de la Sœur ROSNET à la Mère MAURICE,
Supérieure générale.
Clermont-en-Argonne, le 15 octobre 1914.
Ma très honorée Mère,
La Grâce de Notre-Seigneur soit avec nous pour jamais!
Comme j’ai senti votre pensée inquiète et maternelle planer sur notre terre lorraine, pendant les jours terribles que nous avons vécus et que nous vivons encore (pourtant moins péniblement)!
J’ai voulu vingt fois vous écrire et n’ai pu le faire, étant sur la brèche jour et nuit pour défendre notre maison. De plus, la poste ne fonctionnait pas… Il me faudrait être auprès de vous pour pouvoir vous raconter par le menu tous les faits qui se sont succédé depuis un mois passe, et j’en aurais pour des heures. Essayons de confier a cette lettre I’essentiel.
Avant de commencer, qu’il vous soit consolant de savoir que notre Vierge Immaculée a protégé la maison visiblement. Nous y avons vu le miracle. Jugez-en vous-même :
Le 2 septembre, sentant le vide se faire dans Clermont, les familles fuyant, a la suite d’une théorie douloureuse d’émigrés de la frontière, qui, depuis dix jours, passait a Clermont, semant l’épouvante par le récit des cruautés auxquelles se livrait l’ennemi, je vais demander au maire ce qu’il pensait et ce qu’il fallait faire touchant nos vieillards et nos infirmes. Un voisin me répond qu’il est parti depuis quelques heures.
Je monte chez M. le Doyen. Porte close également; s’il n’est pas parti, il va partir. Très perplexe, je rentre chez nous et vais consulter le Maitre du Tabernacle.
II me semble qu’Il me dit : « Reste, le devoir est là » ,
Sur ces entrefaites, le bon M. Duthoit, qui la veille avait passé avec sa colonne, reçoit de son capitaine l’ordre de ne pas continuer les marches, trop pénibles a son âge, et de s’arrêter là pour assurer le service religieux a un pays privé de pasteur.
Dans la nuit du 3 au 4 nous avons aidé à embarquer dans quatre trains plus de quatre cents blesses qui gisaient dans le hall et les cours de la gare, distribuant a tous thé, café, bouillon, chocolat, par un brouillard intense. M. Duthoit, lui, distribuait des absolutions.
Il me semblait être sur le champ de bataille. Dans le silence de la nuit montaient les plaintes des pauvres mourants, le râle des agonisants et nous allions à genoux auprès des brancards donner a tous un espoir, un réconfort… Quelle nuit!!!
Nous rentrons à quatre heures du matin et trouvons les Dames de la Croix-Rouge (qui, depuis le commencement de la guerre, nous aidaient à soigner les blessés a l’ambulance, installées dans les locaux de l’école touchant l’hôpital) en train d’habiller nos pauvres soldats qui devaient partir avec elles par un nouveau train. On nous laisse à la maison les mourants intransportables. Il y en avait vingt-deux.
La Providence me montrait le devoir. Je devais rester pour ceux qu’Elle remettait à ma garde. La journée se passe au son du canon qui tonnait sans interruption. Le 4 au matin, des régiments entiers traversent Clermont, reculant et nous disant que l’ennemi était derrière eux.
Les quelques habitants restés suivent l’armée française ; pour finir, cinq autos-ambulances venues de Bar-le-Duc viennent prendre nos pauvres blesses et me disent avoir ordre de nous emmener. « Prenez-vous mes vieillards et mes infirmes? Il y en a quarante deux. ». « Nous ne le pouvons pas. ». « Quand mon dernier vieillard sera embarqué, nous monterons, mais pas avant. ». « Eh bien! Nous reviendrons vous prendre. »
Et les voilà partis! II était neuf heures.
A dix heures, une patrouille française passe. C’était la dernière. La route barrée ne pouvait plus être franchie en avant, les voitures ne devaient pas revenir et nous restions. Je réunis nos sœurs pour aller nous recommander a notre Mère du ciel qui domine le Tabernacle.
A midi et demi, la bataille s’engageait sous nos murs. Les Allemands tiraient de deux points à la fois sur l’armée française que nous apercevions de notre grenier. Les obus sifflaient sur nos têtes, enlevaient les toitures, crevaient les conduites d’eau, labouraient notre jardin et nous priions au milieu de nos infirmes, tremblants, dans la cave. A sept heures, le feu cesse.
Le 5, à deux heures du matin, arrive l’infanterie allemande; a quatre heures, l’artillerie. A cinq heures moins un quart, la porte principale de l’hospice cède sous les coups de crosse et trois officiers, revolver au poing, me demandent de visiter la maison et I’ambulance pour y installer leurs blesses.
Avant de les précéder, je remets a celui qui parlait français, et qui me semblait le chef (ils n’ont pas de galons comme chez nous, le dessin de l’épaulette indique leur grade), le billet ainsi conçu que j’avais écrit la veille :
« Messieurs, hier on a voulu me forcer à partir; j’ai refusé, ayant des vieillards, des malades et des infirmes que je ne pouvais abandonner. Je les confie ainsi que mes sœurs et ma maison à votre magnanimité. J’espère que je ne serai pas trompée. ».
Apres l’avoir lu et commenté en allemand… « Qui a écrit ce billet ? Bourgmestre ? – Non! « Pasteur ? » – Non! , « Où sont-ils ? » – Partis! « Les lâches, ils s’en repentiront. » « Et qui a écrit cela ? » – « C’est moi. » Sa lourde main s’abat sur mon épaule, tandis qu’un sourire, ressemblant à une grimace, éclaire sa physionomie et qu’il ajoute: « Brave, vous respecterai et votre maison. »
Des blesses allemands arrivent déjà le soir; le lendemain, à l’ambulance ou chez nous, nous en avons cent cinquante. Et personne pour faire la cuisine! Nous y allions à tour de rôle, mes trois jeunes compagnes et moi, puisque nous restions quatre seulement, ne trouvant bien souvent pas un quart d’heure pour nos repas. Il nous est arrivé plusieurs jours de dîner à cinq heures du soir, et de souper à onze heures et deux fois, pas du tout. Heureusement le bon Dieu veillait, car mes jeunes sœurs qui ne sont pas solides ont tenu bon, vaillamment. Elles ont été admirables de dévouement, ne reculant devant aucune fatigue.
Le 6, ils brûlent Clermont. Deux cent quarante-deux maisons sont la proie des flammes; quatorze sapeurs allemands déblaient les débris enflammés qui tombent auprès de notre maison, arrosent les poutres brûlantes et les croisées qui craquent, en face d’un brasier d’enfer. – Quel spectacle que celui d’un pays entier brûlant en une nuit et deux jours! Les flammes, sortant d’un grenier à fourrage, léchaient la toiture de notre belle chapelle neuve. Grâce à Dieu, elle n’en reçoit aucun dommage et le jour qui se lève éclaire au milieu de ruines fumantes notre cher hôpital préservé, avec quelques rares maisons. Des habitants, qui s’étaient réfugiés dans le bois quand le feu a commencé, sont venus me demander asile, et notre maison s’est ouverte à eux.
Le 7, deux coups de feu sont tirés dans la forêt. Nous devons tous, le soir, être fusillés, et bravement, après nous être confesses, nous faisons ensemble le sacrifice de notre vie pour que la France soit victorieuse.
J’ai pu parler à un colonel et à un major, qui appréciaient beaucoup les soins que nous donnions à leurs blessés, et nous n’avons pas passé par les armes.
Le lendemain, M. Duthoit est pris comme otage, on le fait prisonnier un jour et une nuit. Un malade le sauve et il nous est rendu.
Dix jours d’angoisses, dix nuits- terribles qui vieillissent de dix ans, se succèdent, apportant a chaque heure de nouvelles souffrances, de nouvelles tortures.
Puis, un beau matin, on nous dit d’aller prendre à l’ambulance dix-huit soldats français prisonniers qu’on ne peut emmener parce qu’ils sont blessés.
Nous pénétrons auprès d’eux. Quel spectacle! Dix huit squelettes, piles, en guenilles, gisant sur le foin pourri, les jambes et les bras gangrénés, n’ayant pas été pansés depuis onze jours. Nous les transportons chez nous, et je coupe des pansements infects, pour nettoyer des plaies, qui ne guériront jamais. Les pauvres petits le comprennent, mais sont heureux quand même; ils leur, ont échappé!!
La nuit avant leur départ définitif, les Allemands arrivent vingt mille dans notre pays brûlé. Toutes nos portes sautent, malgré vingt officiers, qui ont mangé à la cuisine jusqu’a deux heures du matin! Ils vont partout… partout, excepté la chapelle dont les portes sont respectées. Et la porte principale donne sur la rue à 1o mètres de celle de l’hôpital! Enfin ils partent tous, emportant, me disent-ils, en Allemagne, le meilleur souvenir de notre hospitalité et de notre dévouement.
Et nous revoyons la France! Depuis, notre maison entière est occupée. Nous nous resserrons dans notre dortoir qui tient lieu de tout, afin de continuer notre devoir envers la chère patrie.
Cinq majors opèrent et pansent tous les jours les grands blesses qui nous arrivent. Nous ne gardons que les blessés qui ne peuvent pas être évacues.
Inutile de vous dire, Ma Très Honorée Mère, que notre mission est des plus consolantes. Tous nos chers blessés qui meurent, partent si bravement, si chrétiennement! Heureusement que nous avons eu M. Duthoit ! Sans l’ordre de son capitaine ou plutôt de la Providence, qu’aurions-nous fait ? Sans secours religieux, sans messes et sans communions !
En ce moment, notre chapelle a cinq ou six messes tous les matins. Un dimanche, elle en a en vingt. L’état-major est composé en majeure partie de fervents catholiques qui communient souvent. Que c’est consolant ! Ladite chapelle servira longtemps d’église, puisque celle de Clermont est brûlée ; tous les vases sacrés que M. le Doyen avait cachés dans la cave, sous la sacristie, sont tordus et calcinés.
Avec nous, vous avez vécu ces tristes jours, car vous aviez des nouvelles par les journaux. Vos filles ont vécu pendant plus d’un mois, isolées de tout et de tous, puisque toutes les voies étaient coupées, mais nous sentions qu’à la Maison-Mère on priait pour celles qui luttaient.
Nous avons manqué de pain pendant huit jours et j’ai passé dix-sept nuits sans me coucher.
Tous les jours encore nous entendons le canon qui tonne de Montfaucon, Varennes et Boureuilles et nous recevons toujours des blesses. Priez pour nous!
Sœur ROSNET.
Source : Annales de la Congrégation de la Mission – Volume 79 – 1914