TEMOIGNAGE : Lettres de l’Abbé DUTHOIT, aumonier militaire à Clermont en Argonne puis Salvange
Lettre de l’Abbé Duthoit,
Aumonier Militaire
à Clermont-en-Argonne puis Salvange
M. Duthoit a pensé que la guerre était une grande mission pour laquelle le bon Dieu se chargeait des cérémonies et illuminations et dont le canon remplaçait les sermons les plus éloquents ; il s’est donc engagé malgré ses soixante-trois années. Voici quelques passages de ses lettres.
Lettre du 1er septembre 1914
1er septembre 1914
Arrivés en pleine bataille, qui se poursuit sans trêve… nous sommes logés au presbytère… Nous partageons les repas des officiers, qui sont parfaits, comme les soldats d’ailleurs; on s’habitue au canon qui tonne nuit et jour. A la grâce de Dieu !
L’obéissance et le cortège de prières assurées font toujours ma force… A distance, on ne peut se figurer notre genre de vie… si nous n’avions pas trouvé logement au presbytère, les officiers nous avaient offert de partager leur paille dans une grange ; ce sera pour plus tard.
Lettre du 15 septembre 1914
Clermont-en-Argonne, 15 septembre 1914
Deo gratias! La Vierge puissante a sauvegardé les siens : Bombardement, incendie, famine, rien n’y a fait. J’ai été arrêté comme otage, menacé d’être fusillé… Visions d’horreur, mais ministère consolant ! Des morts de saints sur les brancards et les chemins !
Lettre du 16 septembre 1914
Clermont-en-Argonne, 16 septembre 1914
Tous les blesses reçoivent volontiers le prêtre… Les sœurs font face a tout : elles n’ont pas de santé et pourtant ne succombent pas… Je reviens d’enterrer les morts d’hier, on les met les uns sur les autres sur la charrette et notre précieux baudet les monte au cimetière… Quelle chose horrible que la guerre vue de près ! La ville a complètement brûlé, après le pillage complet et le bombardement. Chez nous, les obus passaient tous au-dessus et n’ont ravagé que les asperges… Quel fructueux ministère nous avons ici !
J’espère enfin recevoir de Verdun des pains d’autel pour la messe… En ce moment, le canon tonne à Montfaucon.
Lettre du 17 septembre 1914
Clermont-en-Argonne, 17 septembre 1914
On ne peut écrire ce que nous avons vu et entendu pendant les neuf jours de notre vie commune avec les Allemands !… La ville est détruite par les boulets et surtout I’incendie aux neuf dixièmes. La cause première qui semble fortuite, une cheminée défectueuse, semble avoir été favorisée ensuite par les Allemands, furieux de trouver le pays abandonné… Les caves de l’hôpital ont abrité le personnel de la maison et émigrés… On est ivre de bruit, d’émotion, de privations, mais quel ministère consolant! Les sœurs ont résisté par miracle aux fatigues de longs jours et de nuits sans sommeil; elles ont nourri le pauvre monde affolé, avec des légumes cuits. On s’habitue peu à peu au bruit du canon, au sang, aux blessures, aux cadavres, aux cris gémissants des malheureux blessés…
Tous réclament mon ministère avec empressement…
Lettre du 20 septembre 1914
Clermont-en-Argonne, 20 septembre.
Comme vous seriez heureux, si vous pouviez voir l’effet moral religieux de la cornette, de la soutane au milieu des troupes ! Soldats et officiers redisent leur admiration en termes si expressifs que nous aurions de l’orgueil, si nous n’étions «l’humilité incarnée ».
Lettre de septembre 1914
Clermont-en-Argonne, X septembre 1914
… J’ai été appelé hier aux Islettes A 4 kilomètres.
Curé et vicaire sont à l’armée, mais là le maire, catholique et énergique est resté et a sauvé son pays du pillage et de l’incendie. Ici, le sous-préfet a dit à la sœur supérieure : « C’est vous que j’aurais du nommer maire! ». Je vous raconterai plus tard mon arrestation, la nuit mortelle passée en otage, pour trois coups de fusil tirés sûrement par les Allemands, supposé qu’on ait réellement tiré… la promenade dans la ville entre deux soldats, fusil chargé, et obligé de crier devant chaque porte ou fenêtre ouverte : « Ne tirez pas sur les soldats allemands car c’est moi qui serais tué. ». Nous étions trois, un cultivateur et son fils qui venaient de m’amener des blessés ; je les ai confessés tous deux et préparés à mourir, en me préparant moi même.
Un grand malade, la nuit, et un major moins brutal m’ont sauve. Le matin, le cultivateur et son fils ont été emmenés et probablement fusillés… Un soldat allemand est encore venu dire que j’avais défendu aux sœurs de donner à manger aux soldats allemands !…
Or on avait passé la nuit autour de leurs blessés, et les sœurs, a la cuisine pour faire des soupes… On est à la merci d’un rien avec ces gens là !… Quelle vie!
Voir souffrir! Voir mourir! Et il faut informer les familles ! On l’a promis.
Lettre du 15 octobre 1914 :
Clermont-en-Argonne, 15 octobre 1914
Oh! Merci de votre bonne et réconfortante lettre ! Cela fait du bien à tous, aux sœurs surtout. II faudra que vous connaissiez personnellement Sœur Rosnet, la Supérieure. L’état-major est subjugué, elle n’a qu’à parler, elle sera signalée par eux au « Bulletin des Armées ». Il en est qui veulent pour elle la Croix d’honneur. Le sous préfet a dit « Cette Supérieure, c’est un brave, c’est un homme »
Hier, journée d’émotion et de bonheur malgré tout. Universae via Domini, misericordia et veritas. Le bon Dieu ne fait que bénir! J’ai accompagné au poteau deux soldats condamnés à mort. Ils m’ont accepté avec empressement.
… Le trajet, 5 kilomètres en voiture, avec deux gendarmes délicats, qui s’effaçaient le plus possible pour me laisser libre avec les condamnés. Je les avais confessés le matin, et les ai communiés dans la voiture en priant pour eux. Ce sont des païens de France, qui sont morts en élus! Crânement et chrétiennement, ils se sont avancés vers le poteau : c’est impressionnant!
Tout se fait en silence. On leur bande les yeux, après que je les eus embrassés et fait baiser le crucifix.
Deux pelotons de douze soldats, choisis parmi les bons tireurs, s’avancent sur deux rangs, comme des condamnés à mort, chaque peloton a trente pas du condamné ; vis-à-vis, en amphithéâtre mille à douze cents soldats alignés en carré ouvert, regardant, I’arme au pied. Les clairons sonnent aux champs! Le lieutenant pale comme un mort, lève son épée, les soldats visent les condamnés ; il abaisse en silence son épée, les condamnés reçoivent chacun douze balles au cœur; ils tombent comme une masse. J’étais à genoux. Je me précipite sur les cadavres et je suis sûr qu’ils vivaient encore. Je leur ai fait l’onction sur le front : ils ont ouvert encore la bouche… Les soldats défilent en silence devant les cadavres, les majors vont les examiner, les fosses sont prêtes, on les enterre sur place.
… Le dimanche, je prêche a la messe militaire devant tout l’état-major et la chapelle comble: chants et musique par des soldats et souvent au bruit du canon de la ligne de feu.
… Je voulais reporter a la très Honorée Mère son crucifix, si souvent baisé par des lèvres sanglantes, mais mon compagnon « d’otagerie » me disait si bien:
« Laissez-moi le bon Dieu pour mourir » que je le lui ai donné.
Lettre du 19 octobre 1914 à son Supérieur
19 octobre 1914
Très cher et très Honoré Père,
Votre bénédiction, s’il vous plait!
La soutane a un effet moral extraordinaire. II faut dire aussi que les aumôniers volontaires sont des hommes parfaitement aptes à leur rôle; j’en ai rencontré au moins trente. Quelle force bienfaisante s’il y en avait un par régiment, comme certains colonels le voudraient !
Jamais je ne vous remercierai assez de m’avoir envoyé ici; c’est une vie nouvelle, mais plus belle encore que celle qu’un missionnaire pourrait rêver.
La où je suis, il y a surtout des soldats du Loiret, de l’Yonne, de Paris. Je suis étonné de retrouver tant de foi latente malgré si peu de pratique. Quelle puissance de résurrection pour les bons sentiments que le voisinage de la mort! Ils voient leurs rangs s’éclaircir et ils se demandent : « Et mon tour à moi, quand va-t-il venir ? »
Dans vos conseils, recommandez toujours de faire écrire aux papas par les petits enfants. Sur leur lit, ils relisent la lettre et ils pleurent souvent. Ils oublient leurs souffrances quand on a le temps d’écouter le commentaire et le plus souvent le panégyrique qu’ils ajoutent à la lettre de leur enfant.
Le moral des troupes est bon; la confiance dans les chefs, grande et justifiée.
Une sœur est malade, les autres épuisées.
Ne pouvant pas citer toute la lettre donnons au moins ce petit trait qui montrera que la gaieté française n’est pas absente même des lieux d’horreur et de carnage. C’est pendant I’incendie d’une ville; M. Duthoit aide a enlever les objets inflammables des maisons que les Allemands viennent d’abandonner; il est obligé de jeter par la fenêtre des cartons et des brasses de chapeaux qui se trouvent dans un magasin de modiste ; tout a coup, il se rappelle de bonnes filles qui n’allaient pas à la messe sous prétexte qu’elles n’avaient pas de chapeaux ; il songe à leur choisir les plus beaux qui tombent sous sa main et à les leur envoyer pour faciliter l’accomplissement du précepte dominical. Cette pensée ne pouvait être exécutée: elle montre les préoccupations du Missionnaire au milieu des scènes les plus sanglantes.
Ailleurs M. Duthoit, après avoir déclaré que certains non pratiquants ne sont pas précisément la délicatesse même, ajoute ironiquement:
Je ne sais pas ce qui les retient devant moi si c’est ma férocité ? Ou ma jeunesse ? Je n’ai jamais entendu une grossièreté. C’est devant sœur N…, que j’aime les étudier ; ils sont presque dévots.
Citons un autre trait qui montrera l’intimité qui règne entre soldats et aumônier.
Ils me poursuivent à cause de ma prodigieuse amabilité, mais aussi à cause du tabac que je leur prodigue. L’autre jour, ils me confient qu’une vache est intraitable, qu’elle donne des coups de corne, etc. ; je comprends ce qu’ils désirent; je négocie l’échange pour une bonne vache laitière, avec l’officier de ravitaillement.
Hier soir, on a amené un grand blessé ; il a une fracture de la cuisse; il a fallu pratiquer l’amputation ; il a reçu tous les secours de la religion. Combien devront leur salut aux aumôniers militaires ! Je me figure que des milliers de soldats ont assourdi M. de Mun de leur merci, quand il leur est arrivé dans le ciel. Quel service d’ordre Saint Pierre a du établir, pour canaliser les flots de soldats reconnaissants.
Encore le silence du canon aujourd’hui ! Ces accalmies nous font peur, elles présagent un gros coup.
Je crois que nous allons avoir du vin blanc pour la messe; on a retrouvé une cave dans les décombres ; la porte était murée solidement ; ce qui lui a permis d’échapper aux Allemands. Le propriétaire est revenu ; je vais lui acheter du vin ; car je dois en fournir à trente ou quarante prêtres. Ici il y a sept messes tous les jours ; au village voisin où l’église est restée, il y a onze messes. Le bon Dieu doit tenir compte de ces messes enveloppées de tant de sacrifices si pénibles.
Une fois de plus, Très cher et Très Honoré Père, je vous remercie de votre don de joyeux avènement, en m’envoyant ici vous me permettez d’ajouter la plus belle page à l’histoire des bonheurs de ma vie.
DUTHOIT
Lettre du 24 octobre 1914
Clermont-en-Argonne, 24 octobre 1914
Merci, merci de votre bonne et affectueuse lettre, elle ranime le courage de toute la maison. Nous avions l’âme triste tous ces jours-ci, un obus avait du même coup, dans une tranchée, tué quatre soldats en en blessant six : deux de ces blesses sont morts chez nous.
Cette nuit, c’est bien pire, on est excédé, jusqu’à minuit, on a déshabillé, alité, pansé quatorze blessés et, ce matin, je viens d’aller avec le Général enterrer quatorze soldats. Donc voilà vingt-huit hommes hors de combat par un seul obus, tombé juste au milieu d’eux, au moment où dans une tranchée plus large, ils prenaient leur repas.
Le colonel a parlé devant les corps à la fosse, et moi à l’église, au milieu des ruines, et à chaque instant, les grosses pièces nous faisaient trembler malgré nous.
J’avais heureusement porté tout ce qui était nécessaire pour la cérémonie. Un sergent, Père de la Congrégation du Saint-Esprit, m’a servi d’enfant de chœur.
Ce sont ces morts subites, foudroyantes, qui nous attristent. Tous ceux qui entrent chez nous meurent si bien! Je vais enterrer un sergent parisien, qui me disait : « Surtout, avertissez-moi du danger, ne me laissez pas mourir sans sacrements. » Je lui ai tout donné aussitôt, heureusement, car il vient de mourir, pendant que j’étais à N… Ce sont des prédestinés ! Ils ont tant souffert ! Il nageait dans son sang, criblé d’éclats d’obus! Quelle horrible chose que la guerre !
L’intensité morale de notre vie fait qu’on oublie son corps, mais le bien fait aux âmes, le bon Dieu reprenant sa place, consolent largement. Les blessures du corps de ces malheureux, ce sont des bénédictions cruelles, mais certaines. Que vous jouiriez pour les âmes et pour la religion, si vous pouviez être témoin de ce spectacle!
Lettre du 7 janvier 1915
Salvange, 7 janvier 1915
Salvange ! C’est le nom du château transformé en ambulance, providentiellement préservé. II y a trente à quarante lits. Plus loin, à 1 kilomètre, par les prairies, il y a une autre ambulance, vingt a trente lits, que je dois visiter ; on l’appelle les Tuileries ; c’est un château également.
Je mange à la table des majors et je payerai mon écot ; on m’a promis que je serai payé comme les autres, depuis le mois d’août ; avec cela, je me tirerai largement d’affaire. De plus, dimanche, je-vais aller établir les offices à Froidos, où il y a huit cents soldats. Le bon Dieu fait vraiment bien tout ce qu’il fait. Je suis toujours à Clermont, sans y être; j’ai chevaux et voiture pour m’y rendre tous les jours, si je veux. Deux fois par jour, deux soldats y vont pour le ravitaillement. J’y continuerai mon ministère.
M. Duthoit raconte ensuite des difficultés qu’il a eues avec certaines personnes et qui lui ont valu quelques ennuis. Notre excellent confrère supporte la chose surnaturellement et joyeusement.
Lettre de 1915, non datée
C’est la belle part de l’héritage promis par le bon Maître, dit-il ; Notre-Seigneur ne veut pas que ses outils fassent le bien sans difficulté.
A Salvange, je suis très heureux, parce que très occupé. Le médecin chef est parfait ; il y a un saint parmi les majors, trois autres sont bons chrétiens. A table, il y a des discussions amicales, une joie folle ; il y a quelques jours, le médecin chef en pleurait ; ma soutane se mettant à table en pareil milieu, ce fut au début un formidable point d’interrogation : qui s’asseyait ? Vous le devinez ; quis est hic? La Providence, comme toujours, m’a servi. Le docteur Guibert, mon ami, a déclare que j’étais un bon garçon ; c’était mon diplôme ; aussi je suis maintenant de la famille. J’ai la poignée de main de tous en entrant et la place d’honneur.
Au risque de vous fatiguer, j’ajoute que je me porte très bien. Il parait que j’ai maigri ; c’est donc que je pouvais le faire sans inconvénient.
On se bat tous les jours, malgré la neige.
Je loge chez la jardinière ; j’ai une chambre à feu ; je suis comme un prince. Cela convient a un héros ; car j’ai été, parait-il, un héros ! Ne souriez pas. Je n’en savais rien moi-même, mais l’héroïsme naturel, n’est-ce pas le plus beau? Ce que je sais c’est que j’ai passé un mauvais quart d’heure et que j’ai eu bien peur ; mais cela n’empêche pas que j’ai été un héros quand même.
Mais il faut aller aux Tuileries et il neige. C’est le côté héroïque! Je souris comme il convient aux héros ; je pars muni, grâce aux sœurs, de tabac, de pastilles, ce qui fait que, comme George Sand, « je traine tous les cœurs après moi ». Je remercie chaudement pour qu’on ne se lasse pas et que la corde ne casse pas.
Barrès, par son post-scriptum, m’a obtenu des planches pour les cercueils. Le jour de l’an, j’en avais enterré quinze sans cercueil ; comme toujours, il faut avertir les pauvres veuves ! Quelles belles réponses j’ai reçues !
Lorsque j’ai quitté Clermont, la Supérieure m’a bien humilié; j’avais reçu, parmi mes blessés, deux malheureux, qui d’ailleurs sont morts et qui étaient criblés de poux; ils m’en avaient passé trente-cinq ; c’est bien peu. Quels reproches elle m’a faits! Les sœurs me rencontrant décrivaient une demi-circonférence avec une horreur respectueuse qui m’humiliait doublement. Elles m’ont jeté dans l’eau bouillante, comme une pauvre pomme de terre : je n’ai plus de poux. Mais ici, à Salvange, j’ai des puces ; je vous le confie en secret, car vous me plaindrez et vous comprendrez, puisque votre héros loge chez une jardinière.
Je voudrais que tous les pavés de Paris et tous les flocons de neige vous disent merci pour moi de ce que vous m’avez envoyé ici malgré ma tendre jeunesse. Je ne serai pas ingrat et pendant toute l’éternité, je déposerai, a vos pieds, quelques milliers des rayons de mon auréole qui en comptera sûrement des millions.
II y a cinq jours que je griffonne cette lettre. La déchiffrerez-vous? Ne vous en plaignez pas, les héros écrivent mal, témoins Napoléon Ier, Alexandre, Périclès, Platon et tous ceux de notre monde, comme disait une bonne sœur.
Surtout, ne soyez plus malade ; cela n’a rien d’héroïque, c’est même très vulgaire et je veux que vous soyez une exception comme votre héros affectionné et reconnaissant.
DUTHOIT.
Lettre du 21 janvier 1915
21 janvier 1915.
Je vais partir pour Salvange, à 6 kilomètres de Clermont; il y a une ambulance, établie dans un château isolé dans les bois. Cette ambulance, qui est la sœur de la nôtre, compte soixante à soixante-dix malades, sans prêtre. Le corps médical et l’état-major de Clermont sont navrés de mon départ ; mais il faut obéir. Leur langage, leur confiance me consoleraient si j’avais besoin d’être consolé. C’est pour les sœurs qui pleurent, que je regrette ce changement. Tout allait trop bien. Nos cérémonies étaient belles grâce à la présence des officiers de l’état-major et aux cantiques patriotiques de Vézère, sur des airs connus, que les soldats aimaient bien. Je les envoie à M. Coury, pour Saint-Louis.
Je pourrai m’occuper encore des sœurs. J’ai droit à un cheval ; les chemins sont, parait-il, très mauvais. Je demanderai au Général X…, mon pénitent, un bon vieux cheval, comme moi un peu fatigué de la vie et qui chaque jour, comme moi, se demande quand est-ce que tout cela finira. J’adoucirai ses vieux jours et lui les miens. Je pratiquerai largement le bon système des concessions, il ira a droite ou a gauche, je ne lui demande qu’une chose, ne pas me jeter par terre. Cela me manquait d’avoir un cheval. Grace à vous, Très cher Père, j’aurai connu presque tous les bonheurs et celui-là allait m’échapper.
Je verrai souvent les sœurs. Je leur apporterai mon linge, c’est une grosse question; j’ai eu, parmi les fiévreux, trois ou quatre vermineux qui ont généreusement partagé leurs richesses avec moi.
L’ambulance où je vais est dirigée par un juif, le docteur Proust, intelligent, large ; il me désire, parait-il. II a séjourné ici et fonctionné quelque temps; il opère en artiste. C’est un professeur de la Faculté de Paris, celui qui a sauvé M. Caillaux, en attaquant victorieusement les médecins de Calmette. II est très poli et très déférent pour l’aumônier; il a donné le ton ici aux autres majors. Je vous écrirai des que j’aurai jugé la situation.
Je vivrai en vieux garçon, mais en vieux garçon qui a un cheval et une ordonnance. Je suppose, très cher Père, que vous m’autorisez à prendre sur ma solde pour les dépenses que m’occasionnera probablement ce cheval ; d’ailleurs j’irai à l’école auprès des aumôniers montés.
J’espère laisser en partant, comme cadeau d’adieu, les 20 stères de bois, réclamés par Barrès, et qu’il obtiendra sûrement; mais je réserve la part de Salvange, pour que tous mes soldats là-bas aient leur cercueil.
Sources : Annales de la Congrégation de la Mission – Volume 79 – 1914
Annales de la Congrégation de la Mission – Volume 80 – 1915