Dans la presse le 22 décembre 1914 : Les ruines de Clermont-en-Argonne
Les ruines de Clermont-en-Argonne
De notre envoyé spécial
Sainte-Menehould, 21 novembre 1914
Tandis que je traverse l’Argonne et ses forêts, que j’admire le petit village des Islettes dans le bas-fond, au milieu du défilé, je songe à la jolie ville de Clermont-en-Argonne.
Je revois la vallée de l’Aire, dominée par le massif rocheux aux flancs duquel est accrochée l’église de Clermont. Placée sous le vocable de sainte Anne, elle semble protéger les maisons qui s’étalent à ses pieds. Au-dessus se découpe la silhouette des sapins d’un vert sombre, qui couronnent le plateau et encadrent une petite chapelle au minuscule clocher de bois.
Pendant que je me remémore le paysage délicieux qui attirait avant la guerre tant de touristes, j’atteins les premières maisons de la charmante cité. Lentement, je monte la côte, me dirigeant vers la petite place que domine l’église Sainte-Anne.
Mais tout à coup, je suis frappé d’horreur. Brusquement, en haut de la côte, je ne vois plus que des ruines. Partout autour de moi ce ne sont que décombres, murs branlants, façades dressées comme une tôle le long de la rue, cheminées plantées comme un cierge au milieu de gravats.
Au loin, ma jolie petite place m’apparaît entourée d’un amas de pierres, alors qu’à l’horizon se profilent des ruines, aussi loin que mes yeux peuvent voir.
Sur le moment, ma stupeur est extrême. Je reste là à contempler le désastre, puis me vient de la fureur contre ces sauvages qui se sont permis de saccager ainsi un des plus beaux sites de France.
C’est encore l’œuvre du kronprinz, ce fou qui ensanglante l’Europe. Un brave homme resté fidèle à sa demeure et qui a assisté au drame, me raconte que les Allemands, dans leur rage d’être battus, ont détruit volontairement la ville ils l’ont incendiée à la main, maison par maison, ne respectant, à l’entrée et à la sortie de Clermont, que quelques demeures, afin de pouvoir s’y abriter jusqu’au bout, eux et leurs blessés.
J’ai besoin de faire un pèlerinage dans ces ruines je voudrais en mesurer I étendue je voudrais y retrouver les maisons que j’ai vues alors que la région était encore à l’abri des dévastations.
Les Barbares ont passé
A mesure que j’avance, j’ai la sensation de visiter une cité d’un siècle passé, et je finis par errer au milieu des décombres, avec la même émotion que l’érudit qui visite les vestiges du Forum romain.
Sur la place, devant moi, la façade d’une maison reste seule debout, comme un décor de tragédie. Tout autour, des amas de pierres s élèvent quelquefois jusqu’ à deux mètres du sol. Il semble qu’on se trouve en présence d’un portique aérien en partie effondré. A droite, se dressent deux pans de murs auxquels, dans le lointain, font suite d’autres débris. Ils me font penser aux aqueducs de la campagne romaine dont il n’existe plus, de-ci, de-là, que quelques morceaux d’arcades.
A gauche de la place, les maisons se distinguent mieux on peut les compter grâce aux parties de murs qui ne se sont pas écroulées. Je peux retrouver des cheminées suspendues dans le vide à la hauteur du premier étage, des vestiges de fenêtres et quelques fois de chambres, pendant que sur le sol les décombres laissent apercevoir des carcasses de lits de poêles, des restes informes d’ustensiles de ménage.
A droite, la place se continue par un espace vide avec, de temps à autre, quelques vestiges d’habitations. Au fond se dessine l’escalier de pierres, encadré de ruines, qui conduit à l’église.
Je continue à suivre la rue dans la direction de Verdun.
A gauche, deux maisons sont réduites à leur cadre. Les quatre murs sont debout avec les ouvertures des fenêtres, dont les croisées et les persiennes ont disparu. Le toit, les planchers, les cloisons se sont effondrés et forment un tas de gravats et de poutres noires, écaillées.
A droite, j’aperçois deux maisons rasées la hauteur du premier étage, alors que les deux suivantes n’ont plus une pierre debout. Puis, vient la gendarmerie dont il ne reste plus que la façade. Elle fait le coin de la route de Verdun et de celle d’Auzéville.
Enfin, quelques habitations sont à nouveau intactes. L’hospice Sainte-Marie a été respecté parce qu’il contenait des blessés allemands. Sur une porte, je peux encore lire, écrit à la craie :
« Rühe! Kein Lärme. Venwündete. » (Silence! Aucun bruit. Blessés.)
Je reviens vers la petite place. De ce coté la vue est saisissante. Au-dessus des décombres, se dresse l’église dont il ne semble plus, de loin, rester que la nef. La tour parait comme sapée à sa base.
Je gagne l’escalier de pierre. A droite et à gauche ce ne sont que pans de murs. A droite, particulièrement, des restes de citernes semblent surgir du sol. Plaquées contre le rocher, elles montrent leurs voûtes défoncées. J’ai l’impression de contempler les ruines du Forum qui s’étalent au pied du mont Palatin.
Me voici en haut des escaliers. Je me retourne. J’ai sous mes yeux la vue complète des ruines Il me semble que je suis à Rome, sur le Capitole, et que ma vue plonge sur l’antique cité des Latins. Le désastre me parait encore plus formidable qu’il y a un instant. Aucune maison n’est plus distincte et les vestiges se noient à l’horizon dans la campagne, qui m’apparaît à perte de vue baignée par les rayons d’un soleil d’hiver dont l’éclat trop faible rend l’ensemble effroyablement triste.
Ce qui reste de l’église
Je me dirige vers l’église. Il n’en existe que le squelette. Les murs sont respectés, mais la tour a disparu et le toit est en partie effondré.
Sur le portail latéral se voit une statue de sainte Anne. En dessous, la porte est couverte d’inscriptions. Je déchiffre l’une d’elles :
« Heilige Anna. Ehre, bitte ich : Der alte Pfahr »
(Sainte Anne, respect, je t’en prie. « Le vieux curé ».)
A côté je trouve une bible. Ce vieux prêtre était-il venu là pour demander pardon des atrocités commises par ses compatriotes ?…
Je pénètre dans l’église. L’intérieur est extraordinairement détérioré. Le sol est défoncé, crevassé. Au fond l’autel tout blanc s’estompe, entièrement démantelé.
Autour de l’église se trouvent des maisons complètement démolies. L’une est réduite à sa cave. Une autre ne possède plus qu’un pan de mur et un escalier de pierre qui donne dans le vide, le rez-de-chaussée s’étant écroulé dans le sous-sol.
L’église est dominée par un petit plateau sur lequel a été édifiée une chapelle. Je veux la visiter pour me rendre compte des dégâts qu’elle a pu, aussi, subir de la part des barbares. Je suis attiré aussi par le désir de jeter un coup d’œil, du haut de ce superbe observatoire, sur les positions Allemandes.
Je gravis le chemin qui, par derrière, monte vers la chapelle. Celle-ci est intacte. Avec son petit clocher de bois et les sapins qui l’entourent, elle a l’aspect d’un décor d’opéra.
A l’intérieur, le beau groupe de pierre qui représente des femmes pleurant auprès d’un Christ mort a été respecté. Un seul Allemand a osé souiller ce sanctuaire. Sur les murs, peints à la chaux, il a écrit en grosses lettres le mot Friede (Paix). Quelle ironie !
Une vue d’ensemble
Par une superbe allée de sapins, je gagne la partie nord du plateau, d’où, par une échappée, j’ai tout à coup une vue immense sur la plaine.
A ma gauche s’abaissent les derniers contreforts de l’Argonne recouverts de ses forêts vert sombre Au pied du premier contrefort, j’aperçois Lochères en partie cachée par les arbres. Derrière, c’est le château d’Abancourt.
Au-dessous de moi, c’est Clermont, ruiné, avec sa petite place d’où part une belle route droite qui mène à Neuvilly et plus loin à Boureuilles, dont je vois nettement les petites maisons blanches, la cheminée d’usine et l’église. A gauche de l’église, la jumelle me montre une maison détruite. Là se trouvent les avancées allemandes. Je suis tout ému à l’idée que ce village cache nos ennemis, à l’idée que ce coin de terre de France, que j’ai là sous les yeux, nous est momentanément enlevé
Derrière Boureuilles, je distingue avec la jumelle une dépression d’où émergent quelques toits. C’est Varennes, cité historique. Les Allemands y sont aussi, et leur premier soin a été de détruire la maison de Louis XVI.
Un peu à droite de Boureuilles se dressent deux collines placées l’une derrière l’autre. La plus éloignée forme une série de dômes séparés par des échancrures.
Le premier dôme porte sur son sommet le village de Vauquois, occupé par les Allemands. Je l’examine à la jumelle. A gauche, je vois quelques maisons couvertes de tuiles rouges avec, à côté, une petite tour basse. A droite, toutes les maisons sont incendiées. Les deux tiers du village ne contiennent plus que les cadres des habitations. Plus un seul toit visible seulement de temps à autre un pignon est encore debout.
Plus à droite, entre deux dômes sombres, apparaît en clair un piton tout constellé de points blancs. A la jumelle, je vois très distinctement les maisons blanches, dominées tout en haut par l’église et son clocher pointu, c’est Montfaucon, autre repaire de Teutons.
Entre ce piton et mon observatoire se montrent deux villages : Aubréville et Courcelles. Une route sinueuse, que suit la voie ferrée qui va à Verdun, mène de Clermont à Aubréville. Les Allemands usent journellement leurs obus en vue de détruire la voie du chemin de fer qui, à cet endroit, fait un coude vers le nord. C’est d’ailleurs peine perdue.
Le paysage que je contemple est inanimé. J ai beau regarder attentivement, je ne peux découvrir aucun être vivant.
Et pourtant, tout à coup le canon tonne. Une fumée blanche monte lentement derrière le premier contrefort de l’Argonne. Les Allemands viennent de tirer sur le château d’Abancourt. Là avait logé le kronprinz. A son départ, dans un moment de bonne humeur, il avait promis à la châtelaine, en guise de remerciement, de faire respecter le château. Son armée n’a pas tenu parole. Une fois de plus ou de moins, cela n’a pas d’importance.
Roger ANCENIS.
Source : Le Petit Parisien – 22 novembre 1914