TEMOIGNAGE : Carnet de campagne du Porte-drapeau KRUKENBERG du IR 145 (septembre-octobre 1914)

Carnet de campagne

du Porte-drapeau Krukenberg

 

Le carnet de campagne du Porte-drapeau Krukenberg du Königs-Infanterie-Regiment (6. Lothringisches) Nr. 145 donne une idée tout à fait exacte des opérations acharnées qui se sont déroulées en Argonne, ainsi que de la cruelle déception que les Allemands ont éprouvée en se voyant obligés non seulement d’arrêter leur marche, mais de reculer devant les troupes françaises victorieuses.

 

NDLR : Des recherches ont permis d’identifier qu’il s’agissait du porte drapeau Walter Krukenberg du Königs-Infanterie-Regiment (6. Lothringisches) Nr. 145, tué le 24 octobre (et non le 23 comme précisé dans le texte…) à Bagatelle



12 septembre 1914

Marche par un temps épouvantable, à travers champs, sans chemin ni sentier, dans la direction de Fleury-sur-Aire, sous une pluie incessante de balles. Cela se passa dans la plus grande cochonnerie que nous ayons jusqu’alors vue. L’obscurité était venue, la route était complètement détrempée, nous ne savions pas où nous allions, et les officiers étaient partis. A droite et à gauche, des colonnes d’artillerie, toutes pêle-mêle, en désordre, nous sommes trempés jusqu’aux os, nous avions à peine de quoi manger; c’est effrayant. Alors, il était permis de s’abandonner au désespoir et perdre sa confiance dans le haut commandement. Enfin nous arrivons à Auzéville. Par bande, sans chef, chacun ne pensant qu’à soi désespérés, nous cherchâmes dans chaque maison une petite place sèche. Nous trouvâmes enfin, dans l’église, un petit coin avec de lit paille, où nous pûmes étendre nos membres fatigués, brisés. Nous ne voulons plus rien entendre, complètement trempés, transis de froid, mourant de faim.

 

13 septembre 1914

Varennes. A sept heures, nous devons nous remettre en marche, mais le village est plein de troupes, de colonnes et de convois que nous devons laisser passer. Enfin, vers midi, départ pour la jolie petite ville de Clermont, malheureusement presque entièrement détruite, où nous retrouvons le gros de nos officiers. Heureusement, le temps s’était amélioré, de sorte que nous pûmes un peu respirer ensuite, marche sans à-coup sur Neuvilly-Boureuilles. Là, enfin, nous recevons quelques aliments chauds de la cuisine volante. Ce fut un réconfort sans pareil, puis marche sur Varennes, la vieille et célèbre petite ville encore assez épargnée, où déjà se trouvent quelques troupes et par où passent des convois considérables. Nous établissons notre cantonnement dans les petites maisons, et nous nous en accommodons.

 

14 septembre 1914

Nous espérions pouvoir nous remettre un peu ici des journées lamentables que nous avons vécues, mais au contraire, il nous faut continuer à marcher sans trêve ni repos. A 8 heures, nous sommes prêts à partir par une pluie battante, et à 2 heures nous sommes toujours ici. Enfin, à 3 heures, marche sur Cheppy par Montfaucon, où nous étions passés quelques jours auparavant et qui est presque entièrement détruit; je trouvai encore une chambre avec les feldwebel, et nous nous y installâmes commodément, nous allâmes chercher de la graisse, de la viande a la cuisine roulante, et alors en avant la cuisine, et les côtelettes. Depuis longtemps, on n’avait fait pareil festin. Pour dessert, de la marmelade de pommes, du thé, du cacao nous nous couchâmes sur de la paille et des couvertures, bien reposés.

 

15 septembre 1914

Montfaucon. A 7 heures  nous allâmes sur la hauteur en avant du village. Là, nous commençâmes à creuser des retranchements, profondes tranchées avec abris. Nous ne voyons pas pourquoi tout ce travail. Un certain mystère plane sur ces opérations, mais en définitive, en hâte, ils doivent savoir dans quel but et pourquoi. A quelque distance se fait entendre une forte canonnade. A 12 heures, courte pause. A 2 heures, nous retournons dans les tranchées, où nous travaillons avec le concours du génie. A 7 heures, nous sommes enfin relevés et nous revenons avec le désir de passer une bonne nuit. Mais à 10 heures nous étions réveillés et nous devions retourner de suite à cette position par un affreux temps de chien.

 

16 septembre 1914

Montfaucon. Toute la nuit dehors, dans la crotte, sous la pluie, sans pouvoir dormir, transis de froid, affamés, c’était dégoûtant. Par-dessus le marché je dus aller en patrouille de 400 hommes, d’ailleurs sans résultat jusqu’à 9 heures nous eûmes un peu de repos, mais soudain, au S.-O. une fusillade française nous surprit, puis une pluie d’obus et de shrapnells jusqu’à 7 heures du soir. Ce furent des heures pénibles. Notre position avait dû être trahie par la population civile, car les obus et les shrapnells tombaient tout près de nos tranchées, devant et derrière nous étions assis, courbés, serrés l’un contre l’autre dans les tranchées, la boue et les éclats d’obus nous arrivaient sans cesse. Une petite pause. Nous respirons et sortons nos têtes de nos trous, mais la canonnade reprend de plus belle. Cette cochonnerie dure jusqu’à la nuit.

 

18 septembre 1914

 Je fus chargé de conduire une patrouille vers le bois situé en face, d’où part une fusillade ininterrompue. J’observais également des tranchées françaises. Nous ne fûmes relevés qu’à 17 h, on nous croyait déjà morts parce qu’on ne nous avait pas trouvés. Alors il pleuvait. Les hommes s’étaient déjà installés dans les tranchées, de sorte qu’il ne restait plus de place libre. Ce fut la nuit la plus détestable que j’aie jamais endurée. A genoux dans la tranchée où l’eau allait jusqu’à la cheville, telle fut ma nuit. Le matin, je ne pouvais plus durer de fatigue et de souffrances, brisé, gelé, dans une situation lamentable et sans nourriture.

 

19 septembre 1914

Enfin, un petit rayon de soleil vient me trouver dans ma détresse et me réconforte. La poste m’apporte du pays des cigares, de la saucisse, du linge, toutes choses qui sont les bienvenues.

 

20 septembre 1914

Soudain, à 6 h, réveil causé par les obus qui tombaient dans le village. A 11 h, nous retournons dans nos tranchées, par une pluie battante. Espérons que nous n’y resterai pas si longtemps. 

 

21 septembre 1914

Enfin, le temps s’améliore, d’après les derniers renseignements, la forêt, en face de nous, paraît vide d’ennemis sur les ailes, on entend une forte canonnade. Il doit se livrer en ce moment une grande bataille jusqu’à Paris espérons qu’elle sera décisive en notre faveur. Pour s’assurer que la forêt est libre de tout ennemi, on envoie une patrouille qui, à 50 mètres, fut accueillie par une fusillade  nourrie et dut se replier en toute hâte. Panique. 

 

22 septembre 1914

A 4 heures, marche vers l’ouest. A 8 kilomètres de là, nous comprenons que nous sommes en réserve de la division. Toute la nuit l’artillerie lourde avait tiré. Dès l’aube commence un combat meurtrier sur un vaste front. Vers midi nous avançons vers le sud. La forêt était fortement occupée et garnie de retranchements. La lutte était difficile dans ces bois épais. Jusqu’à 5 heures nous fûmes assez tranquilles. J’étais occupée à écrire paisiblement, à lire le journal et à étaler de la graisse sur du pain, lorsqu’une pluie d’obus et de shrapnells tomba sur nous. Débandade générale. Désordre fou. Depuis quelques jours, notre régiment a été un peu régénéré par l’incorporation d’hommes de la landwehr. Aujourd’hui sont encore arrivées quelques recrues qui, en réalité, sont à peine instruites puisqu’elles n’ont pas encore tiré à balle. Cela leur est défend. Pareille chose ne devrait pas être permise. Nuit très froide. Il est très désagréable de coucher sur la terre avec seulement son manteau et sa tente. 

 

23 septembre 1914

A 7 heures nous nous mettons en marche. Une rude journée s’annonce. Devant nous marche le 3ème  bataillon dans la direction de l’ouest, nous devons protéger l’aile gauche de la 33e division.Soudain, arrêt, le 3ème  bataillon est  surpris par une violente canonnade et éprouve de grosses pertes. Triste spectacle. Nous avançons toujours en soutien jusqu’à 12 heures. En avant se livre un rude combat. Soudain la panique s’empare de notre 2ème bataillon. Les obus et les shrapnells tombaient dans nos rangs. Remplis d’effroi, les hommes se débandent et courent en tous sens, en arrière, en avant, perdant la tête. Le désordre augmente les pertes. Les lâches coururent comme des lièvres près d’un kilomètre en arrière. C’était une atteinte de folie qui pouvait devenir rapidement contagieuse. Il fallait qu’un homme de « cœur »ramenât ces hommes en avant sans penser au danger. Je me sens ce courage. A coups de crosse de fusil et de revolver, je repousse ces drôles en cognant sur eux et en menaçant de leur brûler la cervelle. Ce fut un travail bien difficile, mais enfin j’ai réussi et j’ai ressenti une grande satisfaction. Je crois et j’espère que la récompense ne se fera pas attendre. Jusqu’à 7 heures on ne s’était pas encore repris, bien que les obus ne frappassent pas directement nos rangs. Alors, à la nuit tombante, nous nous mettons en route, à la recherche d’un gîte, lorsque soudain, de la lisière du bois partit, comme dans un cauchemar de folie, une fusillade nourrie. A nouveau, tout le monde perd la tête. C’est un désordre fou, un pêle-mêle insensé qu’augmente encore le tir de l’artillerie ennemie. Mais bientôt celle-ci se tut, et nous nous dirigeâmes vers le cantonnement, en suivant la route Montfaucon-Cheppy. A peine avions-nous préparé notre couche dont on avait tant besoin, qu’on nous donna l’ordre de repartir, et à minuit on se dirigeait vers le sud-ouest, jusqu’au pied du village de Vauquois, semblable à une petite forteresse, par une nuit sombre et dans une incertitude pénible, car personne ne savait à quelle distance se trouvait l’ennemi. Toute la nuit, on fit des  retranchements. Pour mon compte, j’eus le souci d’être chargé de la conduite d’une patrouille de trois hommes. 

 

24 septembre 1914

A 8 heures, nous avançons au sud de Vauquois, dans cette forêt qui devait nous attirer les plus rudes épreuves de toute la campagne jusqu’à ce jour. Nous traversons le bois qui était complètement vide d’ennemis. Mais devant nous, sur la hauteur, se trouvait une batterie infernale qu’il nous fallait emporter d’assaut. Après avoir erré ça et là dans cette forêt sans fin, vers 3 heures, la détresse s’empare de tous sous les aspects les plus terribles jusqu’alors j’avais eu assez de courage, mais maintenant je me sentais perdu, car les instants étaient trop effrayants, les obus et les shrapnells pleuvaient sur nos bataillons et c’est un miracle que j’aie été épargné; le fracas des obus, le craquement des branches arrachées faisaient un bruit assourdissant. Nous étions étendus derrière les arbres avec la certitude qu’il était inutile de faire un mouvement. Lorsque le feu se fut calmé, j’allai chercher mon ordonnance et avançai avec lui dans la forêt et nous allumâmes du feu.Nous faisons cuire un poulet qui fut bien accueilli car la faim nous torturait. Quand il fit nuit noire, nous sortîmes enfin de cette maudite forêt en gagnant la lisière en face de Cheppy et de Vauquois. Là nous nous couchâmes, épuisés, comme à la belle étoile, remerciant le Créateur qui nous avait favorisés de sa grâce. 

 

25 septembre 1914

Enfin, un jour de repos, après ces combats effrayants de jour et de nuit sans trêve ni repos, mais un aviateur français vient nous ennuyer. 

 

26 septembre 1914

Après une bonne nuit, nous fûmes réveillés par l’artillerie lourde de Verdun, qui tirait probablement, d’après les renseignements d’aviateurs, de sorte que nous dûmes lever le camp en toute hâte et prendre la direction de Cheppy où nous nous installâmes. L’après-midi, nous fîmes l’exercice, comme en temps de paix, pour tenir les hommes et ne rien laisser paraître à la population. Je pris les volontaires et les jeunes recrues, mais, oh! Horreur, quelle insuffisance d’instruction militaire et quelle incapacité. Après le travail du jour, nous nous préparâmes à passer la nuit dans les  tentes. 

 

28 septembre 1914

Après un repos trop court, réveil à 4 heures. Notre régiment a la mission de balayer l’ennemi hors du secteur de la forêt de l’Argonne, qui est en face de nous, et ensuite de revenir. Mais qui aurait pensé qu’on y serait si longtemps et que cela coûterait de si lourds sacrifices ? Forêt impénétrable, avec des gorges, des monts et des vaux au pénible séjour. Nous avançons en ordre dispersé sur un large front, mais bientôt toute liaison est rompue. Les hommes se croisent, se confondent, personne ne sait plus quelle direction suivre, sur quel front sont les Français, et alors de tous les côtés commence la fusillade, personne ne sait d’où elle vient, ni que c’est nos propres troupes qui tirent l’une contre l’autre. On pousse des hourras, on s’arrête, etc., etc. Bref, une effroyable confusion. Il en fut ainsi jusqu’à la nuit, nous nous couchons sur un chemin, attendant les événements avec anxiété, sans manger ni boire. Une véritable «cochonnerie ». 

 

29 septembre 1914

 Toute la nuit se passe sans repos, continuellement on tiraille sur nous devant et derrière. Par-dessus le marché, la pluie.. Ce fut une véritable cochonnerie. Oh! Si nous étions sortis de cette forêt et tirés de notre incertitude! Alors nous continuons à marcher, toujours par petits bonds, en long, en large, en avant, en arrière. Soudain, accueillis par ta fusillade de tous les côtés, dans un désordre lamentable, nous nous fusillons réciproquement. A nouveau, la nuit vient, après ces longues heures passées à errer de droite gauche, sans boire ni manger. Enfin, à quatre heures du matin, nous allons chercher loin, bien loin, un peu de nourriture, du pain, des biscuits, afin que nous ayons au moins quelque chose dans l’estomac. Mais moi-même, j’étais complètement rendu, mon estomac était délabré, je vomissais ce que j’avais absorbé. Nous nous étendîmes sans force où nous étions, au plus épais des fourrés pour dormir ; si on peut encore parler de sommeil! Tremblants de froid, harassés de fatigue, n’ayant plus qu’un espoir, sortir au plus vite de cette forêt. 

 

30 septembre 1914

Ce fut encore une épouvantable nuit, tout le temps la fusillade sans savoir dans quelle direction. Quelle terrible souffrance, puis la marche reprise, hésitante et sans cesse arrêtée. Les blessés reviennent désespérés. Ils ont été traîtreusement fusillés du haut des arbres où ils ont risqué une attaque. Pas de but, pas de direction. Pendant des heures, on reste étendus en un endroit, personne ne sait pourquoi, puis on repart, dans quelle direction, dans quel but, tout le monde l’ignore. L’après-midi, toutes les cinq minutes passent des blessés de la première compagnie qui était devant nous. Pertes sans égales, sans aucun rapport avec les résultats acquis. A nouveau, nous nous organisions un coucher au petit bonheur, à l’endroit où nous nous trouvons, dans une vallée étroite près d’une belle source Fontaine-Madame. On ne va pas chercher à manger, alors nous pouvons consommer des vivres de réserve. 

 

1er octobre 1914

La nuit fut plus agréable, mais bien froide, dans ce vallon, près d’une source, dans le brouillard. A midi, je fus envoyé au poste de l’officier. C’était mon affaire. Avec un homme, je partis à la découverte. Mais bientôt celui-ci demeure en arrière, de sorte que je continuai à rester seul, sans souci à travers les fourrés, à la recherche des mûres et des noisettes. J’arrivai enfin à une grande chaussée forestière, partout le silence et le calme, j’obliquai à, l’ouest dans la direction de l’ennemi. Soudain, j’entends parler non loin de moi, je me glisse dans le fossé de la route. J’aperçois devant moi, à deux cents mètres, un fort petit poste français occupé à établir des obstacles en travers de la route. C’est dommage que je sois seul. Je tire deux coups bien visés et je me retire lentement sans être vu ni touché, portant mon renseignement au commandant de compagnie. Le soir, je redescendis dans cette vallée avec du renfort, et dans la nuit profonde, je me mis à tirer comme un enragé, à droite, à gauche, en arrière partout la fusillade crépite aveuglément. C’est un vacarme enragé, feu d’artillerie, bombes explosives feu d’infanterie, tout ensemble dans un indescriptible sabbat. On a même tiré sur des sangliers… 

[…]

 

Peu à peu le porte-drapeau Krukenberg retrouve un peu de-gaieté malgré son existence terrible dans les bois. Souvent il est chargé de conduire des reconnaissances où il déploie beaucoup d’adresse et de ruse et, plusieurs fois, il se flatte d’avoir fait des victimes parmi les Français. A la suite de félicitations répétées, il est proposé, le 8 octobre, pour la croix de Fer. Le 13, son colonel lui remet cette décoration. Fou de joie, il fête, le soir, sa croix avec les officiers. Le 23 octobre il est tué (d’après une autre source le 24 octobre)

 

Source : Le Petit Parisien – 16 décembre 1914

 

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