Lettres du Lieutenant Pierre Monnier – 46ème R.I. (2ème Partie)
Lettres du Lieutenant Pierre Monnier,
46ème Régiment d’Infanterie,
tué le 8 janvier 1915 (2ème partie)

Le Lieutenant Pierre Monnier du 46ème Régiment d’Infanterie, tué au ravin des Meurissons le 8 janvier 1915
Nous insérons la suite des lettres de Pierre Monnier, ce jeune héros qui laisse un si glorieux souvenir. Ses lettres, dont nous avons commencé la publication, sont des lettres bien simples, celles d’un fils profondément tendre qui ne voulait pas inquiéter sa « petite maman » en lui parlant des dangers courus. Il n’était pas fanfaron, ne songeait pas à se poser en héros et, dans les phrases si modérées de sa correspondance, il est parfois difficile à celui qui ne connut pas Pierre Monnier, de sentir la grandeur de cette belle âme, du jeune chef qui résiste à l’envie d’émouvoir, d’exciter l’admiration, pour ne pas augmenter l’angoisse de celle à qui il destinait ses lettres. Alors qu’il les écrivait, il était en Argonne, l’hiver, en 1914 ; on commençait à prévoir que la guerre serait longue, très longue ; les organisations défensives d’aujourd’hui n’existaient pas encore ; pas de sapes, de mauvais abris et de la pluie, toujours de la pluie. Les balles sifflaient nuit et jour ; les obus tuaient à tout instant. En lisant le récit des heures ainsi vécues, ceux qui ignorent tout cela sont enclins à dire : « Est-ce tout ? » Il parle de promenades dans la forêt, mais quand on sait ce qu’étaient ces promenades — patrouilles, liaisons, missions, etc., sous les balles — on reste saisi d’admiration devant ces lettres volontairement simples et calmes, où domine la tendresse d’un enfant pour une maman qu’il ne veut pas faire pleurer et qui, malgré lui, laisse échapper un cri de souffrance. Le 23 novembre 1914, il écrit : «J’ai fait l’infirmier toute la nuit et j’ai beau ne pas être sensible, il y a de bien vilaines blessures ». Ces blessures, il ne les décrit pas; il ne veut pas attendrir. Le 22 décembre, des sous-officiers le trouvent à la porte d’une cagna, dehors, sous la neige. Depuis trente-six heures, il combattait sans manger. A une question qu’un de ceux-ci lui pose, il répond ; « Je ne peux pas quitter mes hommes, mais il n’y a pas de place pour moi dans leur abri de fortune ; ça ne fait rien ! » « Officier, il l’était dans toute la belle acception du terme », écrivit, après sa mort, un de ses chefs, « homme de conscience avant tout, n’agissant jamais que pour sa conscience, et par sa conscience. » Et voici ce que son capitaine, le capitaine Colin, dit de lui : « Je le revois, insensible aux privations, enthousiaste et confiant quand même. Pas la moindre allusion aux fatigues endurées, aux épreuves subies, aux périls affrontés. N’est-ce pas alors un pieux devoir pour moi de révéler tout ce qu’il y eut de sublime dans sa vie de soldat, de dire ce que la modestie et l’amour filial lui commandaient de garder bien au fond de son âme? »
Et, faisant allusion à sa glorieuse fin : « De toiles morts font la gloire des beaux régiments de France. »
N’est-ce pas que c’est bien là un jeune officier de 1914 !
Jean des Vignes Rouges
4 Novembre.
« Il fait en ce moment un superbe temps d’automne, très doux avec un soleil voilé. Les bois sont exquis. J’y ai fait hier une longue promenade, la canne à la main, en allant visiter un grand front de tranchées. Nos tranchées, sur tout ce côté là sont imprenables. Elles bordent des hauteurs à pic et sont protégées par d’épais réseaux de fils de fer barbelée. Pour y arriver, on passe par de longs boyaux en zig-zag. Les tranchées allemandes sont par endroits à 3 ou 400 mètres au plus. On entend très bien les soldats causer, travailler ou faire de la musique Mais il ne faut pas se montrer, sans quoi l’on est immédiatement salué par les balles. Les Allemands sont très prodigues de
leurs obus, et n’hésitent pas à tirer une salve pour un homme qu’ils aperçoivent.
Cette nuit, une de nos batteries, a profité du clair de lune pour tirer sur des convois allemands, et paraît leur avoir occasionné des dégâts sérieux. Quand ces tirs ont lieu pendant le jour, je vais m’installer à un observatoire d’où l’on a une vue très étendue, c’est un spectacle très amusant. Nos pièces de 155 ont d’ailleurs des effets terribles.
13 Novembre.
« Je demande à m’occuper du groupe d’éclaireurs du Bataillon, ce qui m’intéressera. »
17 Novembre.
Forêt de l’Argonne
Je suis monté ce matin à l’observatoire de Clermont, au- dessus de la pauvre église Renaissance coupée à mi-hauteur.
La vue était de toute beauté : d’un côté l’Argonne sombre et accidentée, et de l’autre la plaine riche et verte, avec ses clochers épars au milieu des ruines. Au premier plan, les restes du village de Clermont incendié à la main. Au loin, les positions allemandes, avec de temps à autre le flocon de fumée produit par l’éclatement d’un obus. Van der Meulen eut fait mouvoir dans ce cadre des centaines de mille hommes, qui se cachent aujourd’hui dans des trous à demi pleins d’eau. Il paraît qu’on a démoli hier une batterie de gros calibre allemande, celle qui avait détruit la voie de V. l’autre jour.
Au revoir, Chère Maman, mille bons baisers.
18 Novembre I9I4.
A certains points de notre ligne, les tranchées sont à 30 mètres d’intervalle, aussi s’agit-il de ne pas faire un pas au dehors. On s’envoie des injures dont Homère rougirait, et des invites à se rendre conçues en termes appréciables. De temps en temps, quelques grenades viennent corser le programme du concert. D’ailleurs en ce moment, la fusillade continue sans une minute d’interruption, même pour déjeuner.
Il a gelé assez fort cette nuit, mais j’aime mieux ce temps là.
Mon gourbi, au fond de la tranchée, est habitable par le froid, mais quand il pleut, l’eau ruisselle par le plafond. Nos repas sont apportés d’assez loin, en arrière, et sont très pittoresques. Nous avons tout l’air de mineurs, et sommes à peu près aussi sales : la toilette est forcément sommaire, puisque nous ne disposons chaque matin que d’à peu près 1/4 de litre d’eau apporté de fort loin.
19 Novembre 1914.
J’ai fait ce matin une reconnaissance en avant de nos lignes, mais j’ai fini par me trouver pris entre 3 feux ennemis venant de postes placés beaucoup plus près que nous ne supposions, et m’en suis tiré, je ne sais comment. J’ai eu quelques pertes, puisque sur 20 hommes, j’ai eu 2 sergents tués — et les meilleurs – 3 hommes blessés, et 5 disparus dont deux au moins doivent avoir été faits prisonniers.
22 Novembre 1914.
Je n’ai pas eu le temps de t’écrire hier, mais tu peux rendre grâces à Dieu, car j’ai encore échappé par un vrai miracle. Nous avons fait une attaque à peu près dans les mêmes conditions qu’avant-hier. J’étais parti à l’extrême gauche avec 15 hommes, et nous avons été pris à 5o mètres des Boches par des feux venant de trois côtés. Après quoi, nous avons été chargés dans ces bois assez fourrés par une centaine de Boches, avec un officier à leur tête, qui m’a crié : « Ich werde dich haben! »
Nous avons échangé quatre coups de revolver à 10 mètres. Finalement, j’ai ramené quatre hommes sains et saufs, et quatre blessés. Je n’ai pas une égratignure, pourtant je te promets que j’ai entendu les balles siffler à bout portant. Quatre de mes hommes ont boulé l’un sur l’autre, comme des lapins à un mètre de moi ; j’ai eu l’impression que c’était la même balle qui les avait tous atteints A la nuit, une Compagnie du … a repris mon attaque et a pu se main- tenir avec de grosses pertes à 3o mètres de l’ennemi. C’est d’ailleurs à chaque instant un défilé de morts et de blessés à ma tranchée, qui se trouve par conséquent, maintenant à 100 mètres, en deuxième ligne, et relativement protégée par les bois. J’ai fait l’infirmier toute la soirée et j’ai beau ne pas être sensible, il y a quelques bien vilaines blessures. Les brancardiers ont toutes les peines du monde à venir, car on ne peut guère circuler que la nuit, et la nuit on ne voit rien, donc on se perd. D’autre part, il n’y a de routes qu’à trois kilomètres en arrière, le reste n’est que sentiers à peine frayés, ravins à pic, et fondrières glacées.
Cette nuit a dû être terrible pour les blessés laissés forcément sur le terrain.
Dans cette attaque d’hier, le régiment a perdu cinq officiers ; cela donne la proportion des pertes, qu’on ne connaît pas encore exactement. Nous avons occupé quelques tranchées allemandes, et avancé en moyenne de a ou 300 mètres.
Le plus pénible ici, est qu’on n’a pas un instant de sécurité, car il passe des balles tout le temps ; sans compter les grosses marmites qui arrivent de temps à autre.
23 novembre.
On m’a fait prendre hier soir le commandement de la première compagnie qui a eu son capitaine tué il y a deux jours.
30 novembre.
Il vient d’arriver un renfort du dépôt avec un capitaine qui prend le commandement de la compagnie. Il est très gentil, un vieux briscard qui avait été blessé quelques jours avant moi. Je vais probablement prendre le commandement des pionniers Ça doit être assez intéressant. Au fond, je me fais un peu l’effet de ce qu’on appelle au théâtre « une utilité». Une compagnie n’a pas de commandant : Monnier par ci — une section n’en a pas ; Monnier par là — et toujours comme ça ! C’est peut-être flatteur, mais c’est agaçant.
3 décembre.
Je me suis occupé de ma section de pionniers qui est constituée d’une façon satisfaisante J’ai des gradés et quelques hommes du génie et environ 75 hommes d’infanterie choisis parmi les ouvriers de divers métiers. Avec ça nous allons pouvoir nous amuser à faire des mines et des sapes pour ennuyer Messieurs les Boches ? Nous avons aussi des espèces de mortiers très ingénieux creusés dans des troncs d’arbres qui reviennent tout compris à 1 fr. 40 chaque. On s’en sert pour envoyer des vieilles douilles de 77 allemands, préalablement bourrées d’explosifs et de ferraille.
7 décembre.
Temps affreux ! Heureusement notre abri continue à ré- sister. Hier nous avons été bombardés. Je voudrais pouvoir me promener librement dans cette belle forêt ! Mes hommes travaillent auxboyaux de communication, aux tranchées, et servent les mortiers. On ne peut guère se rendre compte de visu des résultats obtenus, car sitôt qu’on montre la tête on est salué abondamment — et à des distances variant de 3o à 100 mètres les balles n’ont rien d’agréable à recevoir. Nos patrouilles produisent quelques résultats, mais pour faire vraiment bien dans ces bois, il faudrait des Hindous. Le bruit qu’on fait dans les feuilles mortes et les branches rend les surprises très difficiles. Sauf coup de veine, celui qui attaque est à peu près sûr d’échouer et de subir de grosses pertes.
On devient, quant au danger, d’une indifférence extrême; les balles ne font pas plus d’impression que des mouches agaçantes, et l’on regarde avec une curiosité un peu blasée les gros « noirs » tomber à 5o mètres et faire jaillir la terre en déracinant les arbres. Mes hommes marchent à peu près à mon idée. Je leur fiche la paix en général, mais je veux que « ça barde » quand je le demande, ils le savent et nous sommes très bien ensemble. D’ailleurs, les hommes aiment en général les officiers qui ne craignent pas de mettre la main à la pâte et de leur témoigner de la sympathie de mille manières.
Fûteau, 12 décembre.
Les Boches ont fait sauter hier une tranchée, ce qui a causé de la casse. D’ailleurs, en temps normal, en dehors des jours d’attaques, nous perdons une dizaine d’hommes en moyenne par jour, « J’ai fait installer des douches où mes hommes peuvent se laver à l’eau chaude tout le corps, ce que beaucoup n’avaient pu faire depuis le début de la campagne.
22 Décembre.
Comme tu l’as peut-être vu dans les journaux, nous avons en ce moment une affaire très chaude avec les Boches qui ont fait sauter les tranchées d’une compagnie, et cela quand nous allions faire sauter une mine ! Ils ont tué beaucoup de monde. On a tenté de leur reprendre ces tranchées mais sans y parvenir. Ça a coûté cher et rien que pour le régiment 9 officiers tués, blessés ou disparus. Les balles et les percutants ont bien passé autour de moi. J’ai eu deux nuits peu agréables et 36 heures sans manger. Cet après-midi, j’ai fait des abatis et installé des fils de fer en avant des nouvelles tranchées. En ce moment, j’ai regagné le fond du ravin où est mon abri, et si rien ne survient, j’espère bien y passer une bonne nuit, mais chi lo sa ?
1er Janvier 1915.
Maman chérie,
Nous voici en 1915 ! Que nous réserve cette nouvelle année à tous les points de vue. Ce nouveau jour s’est levé comme les autres, dans l’humidité et dans la boue, et rien d’anormal n’est venu inaugurer l’année. Je ne sais s’il en est de même pour vous, mais il me semble que nous sommes dans une autre vie. Ce qui s’est passé avant le mois d’octobre est tellement différent, tellement étranger à ce qui nous entoure à présent qu’on croit l’avoir rêvé. On s’étonne de pouvoir comprendre certains mots, de réaliser certains actes qui ne correspondent plus à rien pour nous. L’humanité qui nous entoure est terre à terre (sans jeu de mots). On pense à manger, à dormir, à être autant que possible au chaud et au sec, à ne pas recevoir de mauvais coups mais à en donner à ceux qui sont devant nous. Ce n’est plus de la vie, c’est de l’animalité, où l’instinct irréfléchi a remplacé l’intelligence. Alors on est tout surpris quand, la conversation ayant dévié sur un mot, on se trouve avoir discuté pendant une heure, art, musique ou philosophie. Et puis, brusquement on retombe dans l’âge de pierre.
5 Janvier 1915
Il a fait hier, un temps véritablement affreux, avec une pluie glaciale toute la journée et toute la nuit. Les tranchées sont devenues une mare de boue, et les malheureux qui doivent y vivre sans cesse sont vraiment bien à plaindre. Pour moi, mon sort est .bien appréciable et je serais mal venu de me plaindre alors que je couche à peu près au sec et au chaud.
6 Janvier 1915
Hier le Conseil de guerre du régiment a condamné à mort deux jeunes soldats des classes 1912 et 1914 qui avaient fui le 20 décembre lors de notre attaque. C’est une triste chose, d’autant plus que ces deux malheureux semblent ne pas s’être rendu compte de la gravité de leur conduite et avaient cédé à la contagion. Ils n’ont pas encore été exécutés car le conseil a signé un recours en grâce, mais, en tout cas, voilà deux hommes de 20 ans dont la vie est gâchée à tout jamais pour un moment d’aberration. Il est évident qu’il faut des exemples. Malgré tout, autant j’hésiterais peu au combat à casser la tête à un fuyard autant je trouve ces jugements après coup douloureux. Les soldats sont comme des enfants qu’il faut punir sur le coup, sans quoi ils n’y comprennent rien. Il a encore plu toute la journée et toute la nuit. On ne peut se faire une idée de ce qu’endurent les hommes dans les tranchées, surtout depuis que les repos sont supprimés en fait. Les miens sont de véritables statues de terre glaise où tout à la même couleur, tête, armes et corps. On se demande vraiment où la nature humaine puise l’énergie et la force de résister à une vie pareille. On raconte que la guerre en Argonne est particulièrement pénible — je souhaite pour mes frères d’armes que ce soit vrai. Grâce à Dieu je me porte toujours à merveille, et suis assez occupé pour ne pas m’ennuyer.
7 Janvier au soir
Chère Maman,
Nous avons été attaqués ce matin très violemment vers 8 heures 1/2, c’est ce qui m’a empêché de t’écrire. Les Boches ont fait sauter une de nos tranchées ; heureusement, les hommes ont très bien tenu, et se sont repliés dans la deuxième ligne à 10 mètres en arrière. L’affaire a été très chaude et nous a coûté cher. Nous avons 3 officiers blessés sans compter notre divisionnaire le général G. qui a reçu une balle dans l’épaule. Blessure légère, heureusement. Les Allemands ont, de leur côté, perdu beaucoup de monde, et j’ai vu passer quelques prisonniers. J’ai été très occupé naturellement. Il a toujours fait un temps affreux, et pour comble de guigne une inondation s’est produite dans mon gourbi où j’ai maintenant 20 centimètres d’eau; ma paille est trempée.
Au revoir ma chère Maman. J’espère que la journée de demain sera plus tranquille.
Mille bons baisers,
Ton Pierre.
Le lendemain matin, 8 janvier, chargé de défendre le poste du Colonel, il entraînait ses hommes à la baïonnette contre des forces beaucoup plus nombreuses, lorsqu’il tomba, frappé d’une balle en plein cœur, tirée par un chasseur bavarois qui s’était dissimulé dans nos lignes.